J. Carrus, sa vision pour le mutuel
Il y a pile soixante-dix ans, son grand-père André inventait le tiercé… et à la fin du mois, lui-même passera le flambeau à une nouvelle génération : Jérôme Carrus. Le pari hippique a-t-il un avenir ? Nous lui avons posé la question.
Par Guillaume Boutillon
gb@jourdegalop.com
Jour de Galop. – Il y a soixante-dix ans, le 22 janvier 1954, se disputait à Enghien le premier tiercé, inventé par votre grand-père André Carrus, fondateur du PMU. Que vous inspire cet anniversaire ?
Jérôme Carrus. – Pour commencer, cela m’inspire… qu’on m’en parle beaucoup ! (Rires.) L’invention du jeu en elle-même n’est pas incroyable. En 1949, le couplé avait été lancé, il était donc logique d’aller plus loin pour booster davantage les rapports. Le tiercé a été le premier jeu avec un ordre et un lot de consolation qui était le désordre, mais cela a démarré mollement. Le coup de génie a eu lieu en 1957 lors d’un tiercé à Auteuil, que personne n’a trouvé. Mon grand-père, André Carrus, a appelé Georges de Caunes [le père d’Antoine de Caunes et qui commentait les courses à la télévision, ndlr] pour lui communiquer le rapport du tiercé s’il y avait eu un gagnant. Le montant s’élevait à 20 ou 25 millions d’anciens francs, de quoi vous acheter un appartement ou une résidence secondaire plus une voiture ou deux… Georges de Caunes s’est prêté au jeu et suite à cela, les chiffres du tiercé sont partis en flèche.
Le tiercé est aussi une réussite technique sans pareille puisqu’il fallait absorber plusieurs millions de tickets. N’est-ce pas cela, la vraie « invention » du tiercé ?
Le plus dur a été d’absorber cette croissance folle. C’est là , avec mon père et mon oncle, qu’il a créé le système des tickets à trois volets et des encoches pratiquées à l’aide d’une pince. Voilà l’invention dont mon grand-père était le plus fier. C’était un peu de l’informatique manuelle avant la lettre pour repérer les tickets gagnants dans les centres de tri : les trieurs passaient avec des aiguilles, format à tricoter, dans les trous des paquets de bordereaux en provenance des points de vente et ceux qui chutaient dans la boîte de tri comportaient l’unité ou l’unité finale de la dizaine ou la vingtaine d’un des trois premiers chevaux de l’arrivée. Il fallait aller vite car je vous rappelle que l’objectif était que les rapports soient disponibles avant 20 h et le journal télévisé. En revanche, pour le nom, cela tient plus du hasard. Au début, la “tierce” avait été retenue. J’avais un an à l’époque, mais ce que l’on m’a toujours raconté, c’est que la famille était réunie chez mon grand-père. La domestique italienne est venue servir le café et ils lui ont demandé son avis. Elle a prononcé le mot à l’italienne : “tiercé”. Après le couplé, cela sonnait bien et le mot est donc resté !
Plus le tiercé performait, plus l’État s’y intéressait. C’est alors que votre grand-père a eu une idée de génie…
Dans les années 60, l’État s’est vraiment penché sur le sujet, se montrant de plus en plus gourmand. Et pour tuer un jeu, il n’y a rien de mieux que d’augmenter le prélèvement, certains des pays qui nous entourent pourront en témoigner. Mon grand-père craignait vraiment cela et c’est à ce moment-là qu’il a inventé le PSP, le prélèvement supplémentaire progressif. Ce prélèvement ne s’opérait pas à la source mais sur les paris gagnants. À partir de 30/1, il y avait un barème progressif qui commençait à 1 % pour monter jusqu’à 22 % pour du 1000/1 et plus. Il était quasiment indolore pour le joueur et cette initiative a été salutaire pour les courses. Ce prélèvement a été adopté par la FDJ et d’autres opérateurs il y a une grosse dizaine d’années, mais il a été écarté par le PMU il y a trois ans.
« Le PMU devrait devenir une société anonyme »
Que vous inspire le pari hippique aujourd’hui ?
Je m’interroge sur le fonctionnement du PMU. Est-il encore adapté au monde d’aujourd’hui ? Il m’est difficile d’y répondre car je suis fournisseur du PMU, mais je pense tout de même que ce côté GIE au service des sociétés mères, avec comme tutelles les ministères de l’Intérieur, de l’Économie et de l’Agriculture – où les interlocuteurs sont souvent de passage – devrait être reconsidéré. Le PMU devrait devenir une société anonyme, sans forcément être privatisée. Je ne dis pas pour autant qu’il faut faire comme la FDJ, dont l’État est resté minoritaire. Pour ce qui concerne la politique des jeux, je ne me prononcerai pas sauf pour vous dire que je crois bien davantage au pari hippique qu’au jeu hippique [le jeu hippique étant les jeux virtuels ou les fantasy game, par exemple, qui font leur apparition dans les courses depuis deux ans et qui ne sont pas supports de paris, ndlr].
« Je pense qu’il est trop tard pour introduire la cote fixe »
Pensez-vous que la cote fixe pourrait relancer le pari hippique en France ?
Je demande à voir… Certains parlent effectivement d’introduire la cote fixe sur le simple. Franchement, je ne suis pas sûr que cela prendrait. Je pense même que c’est trop tard, car le mutuel est désormais bien installé dans la culture française. Ensuite, pour la cote fixe, il faut qu’il y ait une concurrence entre les opérateurs, c’est ça qui est drôle et qui intéresse les parieurs. La FDJ fait de la cote fixe sur les paris sportifs, mais est-ce cela qui lui a permis d’obtenir de bons résultats ?
Restons sur la FDJ, dont le Groupe Carrus est également fournisseur. Que vous a inspiré son rachat de ZEturf l’an dernier et son arrivée dans les courses ?
Déjà il faut savoir que le Groupe ZEturf réalisait de meilleurs chiffres avec le sportif qu’avec les courses, donc – et comme ont pu le dire d’autres – c’est surtout ZEbet qui intéressait la FDJ. Leur projet d’acquérir Kindred (holding d’Unibet) annoncé la semaine dernière va dans le même sens : leur ambition est de se renforcer sur le net. Pas forcément dans l’hippisme, mais davantage sur le pari sportif.
Comment a évolué le Groupe Carrus ces dernières années, sachant que, après plusieurs décennies à sa tête, vous passerez le relais à vos enfants à la fin du mois ?
Quand j’ai pris la suite de mon père, je me suis beaucoup investi dans le déploiement des systèmes informatiques, le développement à l’international. Aujourd’hui, nous sommes présents dans plus de trente pays, même si cela devient un peu compliqué de travailler avec certains États africains. Ces dernières années, nous avons axé notre travail sur la digitalisation et les nouvelles technologies. Surtout, en 2020, nous avons fait l’acquisition du département Gaming du Groupe français Idemia, qui était notre principal concurrent. Nous équipions la première moitié du parc du PMU et eux la deuxième. Ils équipaient aussi la Française des Jeux et d’autres opérateurs de paris sportifs et de loteries au Canada, en Australie, à Hongkong, en Allemagne, etc. Cette acquisition nous a ouvert d’autres horizons avec de nouveaux secteurs d’activité : les loteries et les opérateurs de paris sportifs. Deux segments qui ne sont pas confrontés à une baisse des enjeux.
Vous évoquiez Hongkong. Pour vous qui travaillez pour le Hongkong Jockey Club, comment expliquez-vous sa réussite ?
Bien sûr, il y a le remarquable travail effectué par Winfried Engelbrecht-Bresges et ses équipes. Mais n’oublions pas une chose : depuis que Hongkong a été rétrocédé à la Chine, Hongkong est un peu le « Las Vegas chinois ». Avec Macao, ce sont les seuls endroits où vous pouvez aller si vous aimez les jeux d’argent. Et les Chinois adorent cela. Avec un tel bassin de population, il est donc logique d’avoir de tels enjeux.
Quelles sont vos dernières innovations ?
L’acquisition de Carrus Gaming à Idemia nous a permis de passer de 40 à 70 millions de chiffres d’affaires et de poursuivre nos investissements. Nous sommes en veille permanente pour suivre les évolutions technologiques. Nous avons une équipe basée à Saint-Maur dédiée à ces problématiques techno, laquelle regroupe plus de cinquante ingénieurs. Nous nous intéressons aussi au Cloud au Big Data à l’IA… De plus, il y a de moins en moins de parties mécaniques sur les terminaux, ce qui permet d’avoir moins de pannes. Nous avons mis en place la lecture optique pour les bornes des points de ventes et cela arrivera bientôt sur les hippodromes. Nous avons aussi proposé la prise de paris sur smartphone via SmartTurf, que des sociétés comme Cagnes, Clairefontaine, Vichy, Strasbourg et bien d’autres ont adoptée.
Un siècle et demi d’innovations
1888 : Création de la Compagnie du Pari Mutuel
1930 : Création du PMU par André Carrus
1954 : Invention du tiercé par André Carrus
1964 : Installation du premier totalisateur électronique sur l’hippodrome de Vincennes
1972 : Premier système sell and cash au monde, sur les hippodromes de Longchamp, Chantilly et Deauville
1986Â : Automatisation du PMU et des terminaux Carrus
1996 : Renouvellement des terminaux du PMU par le matériel Carrus
2002 : Mise en service des premières bornes
2010Â : Solutions de prise de paris online en marque blanche
2017Â : Digitalisation de la prise de paris
2019 : Mise en service d’un système d’affichage innovant sur les hippodromes français