RICHARD CORVELLER, LA GRANDE INTERVIEW
[La rédaction de JDG a sélectionné pour vous quelques-uns des meilleurs articles publiés en 2024. Épisode 5/10 : La méthode Richard Corveller.]
En Irlande, Anzadam (RS) (Authorized) a remporté son premier Groupe de six longueurs sous l’entraînement de Willie Mullins. Ce 4 ans est invaincu en trois sorties et la presse irlandaise a titré Impressive Anzadam looks another star for connections. Ce succès apporte encore une pierre à l’édifice de Richard Corveller, lequel vit une véritable annus mirabilis en tant qu’éleveur (mais aussi comme copropriétaire en France). Les performances de classe s’enchaînent avec Kaadam (RS) (Saint des Saints), si impressionnant dans le Prix Maurice Gillois (Gr1), la 3 ans Bahyadame (Goliath du Berlais) qui a remporté le Prix Robert et Jean-Claude Weill (L), ou encore la troisième place de Kashdam (Kapgarde) dans le Prix Fondeur (Gr3). Vétérinaire à la ville, Richard Corveller est aussi un éleveur à succès. Voici son histoire et celle de ses chevaux…
TOUT A COMMENCÉ AVEC UNE (TRÈS MODESTE) JUMENT
On peut naître à Paris et avoir une âme rurale. C’est le cas de Richard Corveller dont le grand-père était agriculteur en centre Bretagne. Son père, Ange Corveller, fut Garde Républicain avant de devenir commissaire de course. Et c’est là que tout a commencé : « À l’époque, la Garde Républicaine avait une écurie de course qui permettait aux officiers de se mesurer face à ceux de Saumur et de Fontainebleau. À Auteuil, c’était un test de bravoure ! Et bien sûr, c’était également une discipline formatrice pour ces hommes de chevaux… » En fin de carrière, comme tous les biens de l’État qui sortent de la propriété publique, Chemin des Dames (River Peace) est donc passé en vente aux Domaines… avec une tendinite. Septième des Prix Champoreau et Géographie, la pouliche avait été acquise par «la Garde» et elle a ainsi gagné quatre courses sous couleurs militaires : « Mon père avait deux hectares en Bretagne. Alors pourquoi ne pas acheter une jument. Il a ainsi acquis Chemin des Dames pour une poignée de cerises. » Cette jument avait un certain nombre de choses contre elle. Son père River Peace (Le Levanstell) était un vrai 2 ans sur 1 000 m en Angleterre, ayant fait une carrière d’étalon anonyme au haras de Sai du célèbre Maurice O’Neill. Sa mère, par le brésilien Emerson (Coaraze), avait cependant donné Le Nouvion (Prince Eric), troisième du Prix Georges Courtois (Gr2) avant de faire carrière dans les Military… où il battait sa sœur Chemin des Dames ! : « Elle était mignonne mais ce n’était pas un château. Mon père l’a achetée sans rien connaître aux courses à ce moment-là . Mais étant donné qu’elle avait un peu de papier du côté maternel, elle lui avait été conseillée par le colonel Pégliasco, un passionné de courses à la tête de la Garde Républicaine. Un bon conseil donc. Elle venait du haras d’Écajeul de la famille Bara. »
Apprendre en faisant
Chemin des Dames a commencé sa carrière de poulinière avec des saillies très modestes (deux Spoleto, un On my Way)… avant d’être saillie par Cadoudal (Green Dancer) en 1992, alors qu’il était déjà tête de liste des pères de gagnants en France : « Ses premières saillies étaient à l’image de notre niveau de connaissances d’alors… c’est-à -dire très modeste ! Nous n’y connaissions rien et elle allait donc à l’étalon du coin. En s’informant, en lisant, nous avons appris. J’ai énormément lu Courses et Élevage. C’était ma bible. Au départ, je n’étais pas intéressé par les chevaux. Ma vocation de vétérinaire, qui remonte à l’enfance, est liée au fait que mon grand-père soit paysan. Mon intérêt pour le monde animal s’est progressivement redirigé vers les chevaux grâce à mon père et à cette fameuse Chemin des Dames. Mon côté éleveur a pris le dessus. Je lisais jour et nuit pour apprendre les pedigrees. Et au bout d’un moment, j’ai compris que si nous voulions avoir un cheval de course, il fallait améliorer pas mal de choses dans notre petit élevage ! À commencer par le fait d’aller à de meilleurs étalons. La saillie de Cadoudal était l’équivalent de 2 000 € de ce jour. Cela n’a rien à voir avec le monde dans lequel on vit ! » C’est ainsi qu’est né Cadoudame (Cadoudal), deuxième du Prix Congress (Gr2). Le problème pour tout éleveur débutant, c’est de lancer ses chevaux dans le circuit des courses. Soit on a les moyens de payer les pensions à l’entraînement, soit on fait face à de sérieuses difficultés : « Comme pour les étalons, nous avons rapidement appris que tous les entraîneurs n’étaient pas équivalents ! Et Guy Cherel a eu la gentillesse de prendre certains produits en location – dont Cadoudame – car nous n’avions pas les finances pour faire courir. » Une fois au haras, Cadoudame a donné Kahyadam (Kahyasi), gagnant du Montgomery (Gr3). C’est la deuxième mère de Polidam (Trempolino), deuxième du Prix Maurice Gillois (Gr1), et Dayladam (Cyborg), troisième du Prix La Haye Jousselin (Gr1).
Un sport qui est devenu très sélectif
Il y a deux manières d’envisager l’élevage des sauteurs. Celle qui consiste à élever avant tout des individus, avec un morphotype précis. L’autre consiste à penser que le pedigree est prioritaire. Richard Corveller analyse : « Je pense qu’aujourd’hui, c’est les deux à la fois. Avant, on élevait des individus et ensuite c’était un peu la loterie. Depuis, on a assisté à la professionnalisation du trot et de l’obstacle. De par mon métier, je vois beaucoup de chevaux et cette évolution est flagrante. Parmi mes clients, certains achetaient beaucoup de poulains trotteurs et il y avait souvent une bonne surprise dans le lot. Désormais, pour gagner à Vincennes, il faut du pedigree. Et c’est la même chose à Auteuil. L’obstacle est devenu très sélectif, en particulier au niveau de la qualité de la jumenterie et des étalons. C’était bien moins le cas par le passé. » Le monde des courses a un côté nostalgique et on pense toujours que c’était mieux avant. Mais quand on voit la réussite des FR outre-Manche, on peut se demander si l’élevage français des sauteurs n’est pas en train de vivre une forme d’apogée (qualitative) sur le plan sportif : « Les comparaisons entre époques sont difficiles. Et ce d’autant plus que la manière d’exploiter les chevaux a beaucoup changé. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui les sujets qui gagnent à Auteuil sont ceux qui ont été capables de rentrer dans un processus d’entraînement très intense. Ils sont capables d’aller très vite et très tôt avec une qualité de saut exceptionnelle. Je ne suis pas certain que c’était le cas il y a 20 ou 30 ans. Est-ce lié à l’amélioration de l’entraînement et de la formation des jeunes chevaux ? Des conditions d’élevage ? De la génétique ? » La nature même du sport hippique, c’est tendre vers l’excellence. Mais cela a bien sûr des conséquences. La plus évidente, c’est qu’une partie des acteurs ne parvient pas à suivre le rythme lorsque la course s’accélère. Pour les éleveurs d’obstacle, la confrontation avec le marché public (et la diminution du système des locations) a représenté un véritable choc : « La professionnalisation récompense les meilleurs. L’inconvénient, c’est qu’elle remet en cause la nature de l’obstacle, c’est-à -dire son accessibilité, son côté artisanal. Hier, les enjeux financiers et la mise de départ n’étaient pas du tout les mêmes. Aujourd’hui, on ne rigole plus. Quand vous avez un foal issu d’une saillie à 20 000 €, et que vous connaissez le taux d’échec à l’élevage, vous rentrez dans un esprit entrepreneurial. La nature de l’obstacle a été modifiée. Si on tient vraiment les comptes, les coûts de production des sauteurs s’approchent du milieu de gamme en plat. »
La constance et la fidélité
Et c’est là que l’histoire devient totalement ironique. L’explosion des coûts de production est justement l’un des principaux facteurs ayant fait basculer vers l’élevage commercial une part importante de ceux qui élevaient hier pour courir en plat. À l’inverse, on voit apparaître depuis une ou deux décennies d’importants éleveurs-propriétaires professionnels sur les obstacles français : « Ce sont avant tout des éleveurs qui, lorsqu’ils font courir, trouvent des associés. À titre personnel, les casaques Vuillard et Gallot m’ont servi de modèle dans leur fonctionnement, avec cette chaîne de compétences – éleveur, entraîneur et jockey – qui génère beaucoup de compétitivité. Si un maillon de la chaîne n’est plus au niveau, cela s’effondre. La constance et la fidélité amènent de la performance. Cela m’a inspiré. Par contre, leur système ne serait pas viable sur le plan économique en 2024. Aujourd’hui, pour avancer, il faut partager les coûts avec les copropriétaires qui viennent bénéficier de l’expérience et du système mis en place par un éleveur. C’est aussi un moyen de limiter les exportations. J’aurais été curieux de voir ce qu’un cheval comme Anzadam aurait été capable de faire à 4 ans en France… »
Les mots fidélité et constance reviennent très souvent dans la bouche de Richard Corveller : « Ma jumenterie est sélectionnée dans un sens particulier. C’est-à -dire qu’elle convient à la méthode d’entraînement d’Arnaud [Chaillé-Chaillé, ndlr]. Si vous changez en permanence d’entraîneur, il y a des pertes. En plat, on voit clairement que c’est la symbiose d’un entraîneur et d’un éleveur qui permet d’aller loin. Comme dans le cas des Lagardère chez André Fabre. Établir ce continuum est essentiel pour faire durer un élevage. C’est très difficile à mettre en place et c’est très facile à faire disparaître. »
En symbiose avec Chaillé
Lorsque Richard Corveller a rencontré Arnaud Chaillé-Chaillé, il entraînait encore des chevaux de plat et des pur-sang arabes avec succès : « Il y a 20 ans, Arnaud avait une écurie de taille intermédiaire, mais il était déjà en phase ascendante. Sa réussite vient notamment de sa constance, de son optimisme et de sa sportivité. Il ne remet pas tout en cause en permanence. Lorsqu’il est battu, pas de jalousie envers les autres. Cela vient du fait qu’il est capable d’accepter que le gagnant est meilleur, ce qui lui confère une énorme lucidité. Aujourd’hui, lorsqu’un cheval termine sixième, l’entourage fait toutes les analyses possibles et un scope… Arnaud n’est pas du tout comme ça. Quand Perfect Impulse (Poliglote) a été battue d’un nez, la première chose qu’il a faite, c’était de féliciter Guillaume Macaire. C’est vraiment lui. Il est lucide et ne cherche pas d’excuses. Quand ça ne va pas, il fait le dos rond et attend que l’orage passe. Sa force, c’est donc aussi son optimisme. Il peut vous parler d’un objectif dans huit mois pour un cheval. On sait très bien que la route est longue et que parfois cela ne fonctionne pas. Mais psychologiquement, il se projette vers ce grand objectif, il fait venir ses chevaux en progression et à la fin, c’est lui qui gagne. Dans son travail, l’objectif est clair depuis longtemps. Même s’il est battu dans les préparatoires, quand tout se passe bien en chemin, il arrive avec un cheval au sommet le jour J. Et comme lui, je pense que le Grand Steeple devrait avoir lieu à l’automne, avec des préparatoires tout au long de la saison qui mènent à une grande finale. » Richard Corveller et Arnaud Chaillé-Chaillé n’ont pas l’obsession de gagner les premières courses de 3 ans : « On voit des jeunes débuter tête et corde à vitesse maximale, après cinq gazons préparatoires. Ce n’est pas notre manière de voir les choses. La course de début, c’est de l’initiation. Bien des sauteurs ayant débuté anonymement se révèlent être de très bons chevaux. »
Ces vétos au sommet de l’élevage
Parmi ses associés à la clinique de Meslay-du-Maine, il y a Benoît Gabeur qui est un des tout meilleurs éleveurs de l’histoire de l’obstacle français. L’avantage d’être vétérinaire, c’est qu’on voit passer beaucoup de chevaux. Ainsi, on a une idée des défauts qui vont passer le test de l’entraînement. Et de ceux qui sont rédhibitoires : « Notre profession de vétérinaire doit certainement nous aider un peu. Il y a des défauts qu’on ne peut pas gérer chez un cheval. Une des grandes qualités de Benoît, c’est qu’il ne se ment pas et qu’il est lucide sur ses chevaux. On aimerait tous n’avoir que des bons. Mais ce n’est pas le cas et il faut faire ses choix en connaissance de cause. À titre personnel, si un cheval a un souci de santé, d’un point de vue éthique, je préfère le reconvertir. Je n’ai aucun plaisir à voir un cheval descendre de trois étages dans le programme. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas beaucoup de vieux. Le handisport n’existe pas chez les chevaux. Comme dans le cas de Benoît, le métier de vétérinaire aide à prendre des décisions car nous ne croyons pas aux miracles. » L’un comme l’autre élèvent pour courir sans passer par les ventes aux enchères mais en donnant la priorité aux étalons confirmés : « Il y a plusieurs manières de faire. Si vous avez du nombre, cela passe par le fait d’utiliser des jeunes étalons sur votre jumenterie. On ne peut pas envoyer 50 juments à Doctor Dino la même année. Soit vous avez peu de juments – comme Benoît et moi-même – mais en étant très sélectif avec les mères et les pères. Dans ce contexte, vous pouvez aller aux sires confirmés et cela réduit le risque. J’ai dix poulinières, deux vont aux jeunes étalons. Depuis quelques années, j’ai deux salariées formidables pour 40 chevaux, dont les sujets d’élevage et ceux qui reviennent de l’entraînement. Les foals, sur lesquels je monte des associations avec des personnes que j’apprécie, sont dehors jour et nuit après le sevrage. Les juments pleines sont rentrées à ce moment de l’année. C’est une période cruciale. À ce stade, énormément de choses se passent dans l’utérus. Lors de la gestation, il faut du calme et du repos. Mes salariées se consacrent aux chevaux, elles n’ont pas de tâches d’entretien. L’alimentation est traditionnelle : herbe, avoine et minéraux. Comme chez l’être humain, le sucre et le gras ne favorisent pas les athlètes. »
Ce qu’il demande à un jeune étalon
La grande question pour un éleveur de sauteurs est de savoir quand un sire passe du statut de «jeune» à «intéressant» : « Comme en plat, les meilleurs ont des produits qui montrent de la classe jeune. Les 2 ans par Zarak ont fait preuve de qualité assez rapidement. Sans être des précoces, ils sortaient de l’ordinaire. Chez les sauteurs, le programme français favorise l’année de 3 ans et 4 ans. L’étalon doit correspondre à ce système et avoir des 3 ans qui montrent le bout du nez, sans forcément être les ténors de leur génération. En tant qu’éleveur, j’ai envie que les premiers 3 ans d’un étalon soient à l’arrivée sur des pistes sélectives comme Auteuil, Compiègne, Bordeaux… car ce sont des performances significatives. Je regarde les statistiques pour éviter de me faire griser par deux ou trois gagnants. Le pourcentage de gagnants et de black types, que je consulte, apporte un peu de rationalité. Mais ce n’est pas le guide de mon élevage. »
On parle beaucoup des croisements mais probablement pas assez de l’étape en amont, celle qui consiste à choisir une jument. Dans un cas comme dans l’autre, il faut faire des arbitrages – sauf si l’on est très riche ! – et dans l’élevage de Richard Corveller, Rainbow Crest (Baryshnikov) est un cas d’école. Quatre fois placée dans de bonnes courses mais pas gagnante, elle a terminé sa carrière dans les réclamers. Elle était par Baryshnikov (Kenmare), un miler australien au pedigree très français, mais pas franchement le type d’étalon qu’un puriste recherche comme père de poulinières d’obstacle. Rainbow Crest avait pour elle d’être la sœur de Sun Storm (Subotica), vainqueur du Prix Congress (Gr2), et de Ravna (Nikos), deuxième du Prix Wild Monarch (L). La mère de Rainbow Crest est par Vision (Nijinsky), un étalon à la carrière chaotique (il a fait la monte en Suisse, en Irlande et au Japon), mais que l’on retrouve assez souvent dans le pedigree de bons sauteurs, soit directement, soit via son fils Phantom Breeze (d’où Docteur de Ballon, Milord Thomas, Pythagore…). Richard Corveller confie : « J’ai acheté Rainbow Crest pour ses performances initiales. En début de carrière, elle avait montré quelque chose, se classant notamment deuxième du Prix Magne à Auteuil. J’ai aussi tenu compte du fait qu’elle avait une bonne origine maternelle. C’est une souche américaine – rien à voir avec l’obstacle au départ – mais qui avait montré de l’aptitude. » Dans la descendance de Rainbow Crest, on trouve Bahyadame (RS) (Goliath du Berlais), Djakadam (Saint des Saints), double gagnant du John Durkan Memorial Punchestown Chase (Gr1) et deux fois deuxième de la Cheltenham Gold Cup (Gr1), Sambremont (Saint des Saints), vainqueur de Gr2 sur le steeple de Navan, ou encore Kapdam (Kapgarde), deuxième du Prix Maurice Gillois (Gr1).
La place centrale des « perfs » des juments
D’une manière générale, Richard Corveller accorde une place toute particulière aux performances des juments. « C’est très important. Il faut admettre la sanction de la compétition. On peut toujours se voiler la face et se dire qu’une pouliche n’a pas eu de chance. Face à la déception, on passe tous par cela. Mais à froid, une fois rentré à la maison, il faut essayer de faire preuve de lucidité. La réalité, c’est que lorsqu’elles sont bonnes, elles passent au travers des mauvaises montes comme des problèmes divers et variés. » On est donc très loin de la tradition qui consiste à conserver une belle jument avec du modèle et un fond de souche… quelles que soient ses performances.
Choisir des juments sur leur bilan en compétition, malgré un papier imparfait, c’est donc assez disruptif. Mais, toutes proportions gardées, c’est un peu la recette qui a fait la réussite des Japonais en plat : « Quand on exploite soi-même ou avec des associés l’ensemble de sa production, on est obligés d’essayer de minimiser les échecs. Aller à des étalons confirmés et à des juments performantes en piste, c’est améliorer son taux de réussite. Cela signifie que les mères ont été, physiquement et mentalement, mais également au niveau santé, aptes à l’exercice qu’on va demander à leur production. On sélectionne les étalons sur performances. Il n’y a pas de raison de ne pas faire la même chose avec les juments. »
Les femelles avec des performances significatives restent ultra-minoritaires dans la population. Mais en plat, les black types (5 % de la population) sont probablement responsables d’un tiers ou d’un quart des chevaux qui prennent du caractère gras à leur tour. Mécaniquement, le reste des juments (95 %) sort les deux tiers (67 %) voire les trois quarts (75 %) des bons chevaux. Mais c’est par leur probabilité de réussite que les premières citées se distinguent !
La question qui tue
Celui qui est très riche peut se payer une jument cumulant toutes les qualités : performances, modèle et papier. Mais la majorité n’étant pas dans ce cas, il faut faire un arbitrage afin de choisir le profil ayant la probabilité (pas la certitude !) de la plus grande réussite. À budget équivalent, Richard Corveller préfère-t-il une splendide jument avec un super papier mais de mauvaises performances, ou une très bonne femelle d’Auteuil mais avec un pedigree imparfait ? « Sans hésitation, celle avec des performances. Une jument pas bonne, je n’y touche pas. Cela fait partie de mes principes. Tout en sachant que dans la masse, certaines « pas bonnes » vont bien produire. Chaque éleveur suit ses convictions. »
Bien entendu, on parle là de probabilité de réussite. Il n’y a aucune martingale et donc aussi des contre-exemples. Une jument comme Catmoves (Medicean), bien qu’issue d’un vrai papier de vitesse (une mère par Cadeaux Généreux), était vraiment très bonne en obstacle. Lauréate des Prix Romati et Hardatit (Ls), elle a pris 470 000 € de gains avec les primes. Mais à l’élevage chez Richard Corveller, elle n’a pas transformé l’essai. À l’inverse, Summer (Lomitas), gagnante de dix courses en obstacle (et deuxième de Kapgarde dans le Prix Samour à Auteuil), a été une réussite. On lui doit Summary (Ballingarry), troisième du Prix Robert Lejeune (L), mais aussi la mère d’Astadame (Poliglote), deuxième du Prix Magne (Gr3), et celle de l’invaincu Anzadam dont Willie Mullins fait grand cas après sa victoire de Groupe du week-end : « Summer était une super jument de course qui a été trimballée aux quatre coins de la France. Elle a été très constante dans ses performances. Ce type de juments, très solide, est une bonne base pour construire quelque chose. Mais cela prend du temps. Une jument qui a couru longtemps, très logiquement, arrive plus tard au haras. Donc l’éleveur a moins d’années pour apprendre à la connaître et rectifier le tir si les premiers croisements n’étaient pas les bons. »
Source Limpide, par le peu goûté Lord of Men (Groom Dancer), a donné Shekidame (No Risk at All), gagnante du Prix Guillaume de Pracomtal (L), et Nuryadame (Martaline), deuxième du Prix Dominique Sartini (L). « Source Limpide, gagnante à Pau et placée à Auteuil, était la sœur de la bonne Shekira (Medaaly) qui était entraînée par Arnaud Chaillé-Chaillé. Je connaissais bien cette famille et la deuxième mère, Kaldousienne (Kaldoun), était chez Jean Lesbordes. Encore une super jument. C’est une famille où je me disais qu’il ne manquait pas grand-chose pour que la qualité ressorte… et ce fut le cas avec Shekira. »
Aller au bout de ses convictions
La tradition veut que l’on ne touche pas à une jument décevante avec ses premiers produits lorsqu’elle passe en vente. Pourtant, elles peuvent être un pari intéressant car les éleveurs commerciaux leur tournent le dos. Mais il faut lever le doigt en conscience et en pensant pouvoir faire mieux que l’éleveur précédent ! En France, Coralisse Royale (Tip Moss) était très bonne. Lauréate de sept courses à Auteuil, elle avait notamment remporté le Prix Air Landais et décroché plusieurs places au niveau Listed. Mais en Irlande, la jument a déçu au haras. Richard Corveller a alors pris le risque de l’acheter 30.000 € lorsqu’elle est passée sur le ring de Goffs à l’âge de 15ans. Une véritable prise de risque. Dès son deuxième produit en France, elle a donné Dicosimo (Laveron), lauréat de l’Irish Independent Hurdle (L) à Limerick après une victoire à Auteuil, puis Corabella (Saint des Saints), lauréate du Prix des Pyrénées, et enfin King Cora (King’s Theatre), facile gagnante à 3 ans sur les haies d’Enghien : « Coralisse Royale, qui a couru jusqu’à 9ans ou 10ans avant de partir en Irlande, m’a donné un petit nombre de poulains… mais trois bons chevaux. Peut-être a-t-elle débuté sa carrière au haras dans un environnement qui ne lui convenait pas. Parfois, en changeant d’environnement, la carrière d’une poulinière peut se relancer… »
Si Richard Corveller devait donner un conseil à un jeune passionné d’élevage, quel serait-il ? : « Mon conseil serait que cette personne s’associe pour mutualiser les risques et partager les bons moments. C’est une manière de bénéficier de l’expérience et de la génétique d’éleveurs bien établis, tout en ayant l’histoire de A à Z des chevaux et des familles, ce qui représente un gros avantage. Aujourd’hui, acheter une bonne femelle en solitaire, cela coûte très cher. Il vaut mieux rentrer par la petite porte, prendre le temps d’apprendre, connaître ses chevaux… D’une manière plus générale, je conseillerais plutôt à une personne qui veut se lancer de commencer par le propriétariat, plutôt que par l’élevage. Car élever coûte extrêmement cher si on tient vraiment les comptes, on prend beaucoup de coups, il y a énormément de déceptions… Acheter un poulain sur la base de 10 000 €, c’est parfois bien moins cher que l’avoir élevé ! »
Faire preuve de souplesse
Richard Corveller élève des sauteurs haut de gamme. Mais là encore, les associations lui permettent d’aller aux courses sans passer par la case vente. Il a été partie prenante de la carrière de sept de ses élèves en 2024, en association avec Hervé Guérin, Arnaud Chaillé-Chaillé, Hubert Mauillon ou même son père, Ange Corveller : « De plus en plus souvent, ces associations voient le jour lorsque mes élèves sont foals voire yearlings. Les gens sont demandeurs sur des pedigrees solides. Souvent, sur les femelles, je m’associe avec des amis. C’est une manière de prendre du plaisir sans mise de fonds trop importante. »
Comme Benoît Gabeur, l’un de ses associés à la clinique de Meslay-du-Maine, Richard Corveller n’élève quasiment que des pur-sang. Mais il y a une double exception – car inédite et AQPS – dans sa jumenterie avec Greenland (Diamond Boy), une sÅ“ur de Questarabad (Astarabad) : « Elle a un super pedigree et je l’ai acquise avec un associé. Seul, je ne l’aurais pas achetée car je ne suis pas un fan des AQPS, même si je respecte complètement les gens qui en élèvent. C’est vrai qu’ils ont un programme très intéressant qui offre de belles perspectives de valorisation car ils courent « entre eux ». Mais globalement, ce n’est pas ma tasse de thé. »
Le plat et le trot
Autre infidélité à sa vocation d’éleveur de sauteurs, Richard Corveller a sorti plusieurs bons chevaux de plat, comme Weekfair (Stormy River), deuxième du Prix de Saint-Cyr (L) : « Par le passé, j’ai effectivement eu des chevaux de plat. Cela marchait plutôt bien avec de bons petits sujets de handicaps et réclamers qui m’ont apporté beaucoup de trésorerie… Ce n’était pas glorieux d’un point de vue sportif, mais pendant des années, les chevaux de plat de catégorie intermédiaire faisaient bouillir la marmite et payaient les pensions des chevaux d’obstacle qui ont besoin de temps. Je travaillais avec Alain Bonin qui était très adroit. J’élevais des sujets avec des coûts de revient faibles, en allant à des étalons peu commerciaux dont la production n’aurait eu aucune chance aux ventes publiques. Ne voulant pas augmenter mon effectif de juments, j’ai dû faire des choix et j’ai privilégié les poulinières d’obstacle, car au fond, c’est ce que je préfère. Si on a un bon entraîneur et des associés qui veulent aller souvent aux courses, les petites catégories en plat sont très amusantes. C’est plus fort en émotion d’aller aux courses avec un poulain qu’on a élevé, quitte à le vendre à réclamer, que d’aller aux ventes sans avoir le profil pour y réussir. »
Richard Corveller aime le trot et c’est notamment l’éleveur d’Éclat de Verre (Ludo de Castelle) : « J’ai une jument en association avec l’un de mes meilleurs amis, Jacques Bruneau. Il m’a offert le plaisir de gagner à Vincennes ! Et il a été associé sur beaucoup de bons sauteurs comme Fiestine (Martaline) ou Djakadam (Saint des Saints). »
L’importance de l’environnement
L’incroyable compétitivité des FR en Irlande et en Angleterre pose question. Est-ce le système français qui est génial ? Ou la filière irlandaise qui est sous-performante ? Ou les deux ? Tout vétérinaire qui se respecte doit être un minimum cartésien et Richard Corveller analyse : « La génétique représente environ 30 % de la performance chez le cheval de course [l’environnement, de l’élevage à l’entraînement en passant par les jockeys, représente donc 70 %, ndlr]. Je pense qu’en France, l’environnement du cheval d’obstacle est très bon avec beaucoup de gens qui font très bien leur travail. Je ne suis pas certain que les phases initiales de la vie du sauteur en Irlande soient aussi performantes que chez nous. Quand on voit la qualité de leurs étalons et leur volume de naissances, il n’est pas logique qu’ils n’arrivent pas à faire mieux que cela. Dans un pays sans allocations, les gens sont plus des marchands que des valorisateurs de chevaux. Les poulains passent de main en main et tous les éleveurs français savent bien qu’un foal vendu sous la mère voit ses perspectives de réussite en compétition diminuer de manière significative. »
Trop d’opportunités black types pour les 3ans ?
Les Irlandais, piqués au vif, soulignent souvent les bénéfices d’un travail précoce avec notamment des FR qui sautent dès l’âge de 2 ans : « La mise au travail précoce d’un cheval joue énormément. On ne devient pas un grand joueur en commençant le tennis à 20 ans. Mais sauter tôt à 2 ans, je ne suis pas persuadé que cela soit indispensable. Les miens sautent éventuellement au mois de décembre de leurs 2 ans. Ils arrivent chez Arnaud à cette période de l’année et c’est lui qui les dresse sur les obstacles. Je pense qu’il est important qu’un entraîneur connaisse ses chevaux tôt dans leur vie. Mes élèves sont débourrés à 18 mois avant de faire un petit stage au pré-entraînement pendant l’été. Ils repartent pour un mois et demi en novembre au pré-entraînement. Et ensuite, ils rejoignent leur mentor à Royan. Pourtant, je ne pousse pas pour qu’ils débutent tôt à 3 ans. Peu sont capables de faire le premier semestre et d’enchaîner ensuite. Je comprends la logique des personnes qui sont là pour vendre des 3 ans. Il faut laisser la liberté aux acteurs de suivre le chemin qui leur convient. Mais ce n’est pas ma stratégie. Dans tous les cas, il y a beaucoup de Groupes et Listeds pour les 3 ans et trop peu après. Pour moi, ce n’est pas logique. »
L’étalonnage en question
En 2024, Richard Corveller a utilisé Saint des Saints (Cadoudal), dont il a trois juments pleines, Nirvana du Berlais (Martaline), Kapgarde (Garde Royale), Doctor Dino (Muhtathir), Karaktar (High Chaparral) et Motivator (Montjeu). Dans une interview publiée dans nos colonnes, Benoît Gabeur confiait que les étalons gagnants sur les obstacles représentaient une réelle sécurité pour les éleveurs, mais que les très grands reproducteurs sont souvent des chevaux de plat. Richard Corveller analyse : « J’en suis convaincu. Les étalons qui ont apporté l’étincelle supplémentaire, ce sont des chevaux ayant fait carrière sur 2 400 m, de l’ancien Jockey Club à l’Arc. On manque d’étalons avec ce profil en France. Cela pourrait nous poser des problèmes dans les années à venir. Nous avons besoin de diversité pour produire des sauteurs et les bons 2 400 m en font partie. Peut-être faudra-t-il aller à la saillie en Irlande où le parc étalons en propose beaucoup. De même, la financiarisation de l’obstacle a totalement changé la donne en France avec une forte augmentation des prix de saillies. À ce titre, il faut souligner l’action du haras de Cercy. Leur coopérative aide vraiment les adhérents. »