LA CONSANGUINITÉ, ENTRE MYTHE ET RÉALITÉ
[La rédaction de JDG a sélectionné pour vous quelques-uns des meilleurs articles publiés en 2024. Épisode 4/10 : Inbreeding or not inbreeding ?] La logique, quand on étudie un pedigree, c’est de penser que chacun des chevaux qui le composent a apporté un peu de lui-même à son descendant. Sauf que, comme l’explique le professeur Emmeline Hill, généticienne à l’université de Dublin, tous les gènes de tous les ancêtres ne se transmettent pas. Il y a donc une différence potentielle entre ce qu’un pedigree indique sur le papier (les origines réelles, mais théoriques) et ce que l’on trouve effectivement dans l’ADN d’un individu (les origines réellement transmises). Et cela change totalement la donne en matière d’inbreeding (présence répétée du même ancêtre)…
Après des siècles de sélection, les pedigrees des pur-sang anglais modernes ont les mêmes «racines» au sein du stud-book : 92 % des chevaux sont issus de la même lignée mâle et 10 juments fondatrices représentent 72 % des lignées maternelles actives. Mais pour autant, cela ne veut pas dire que les galopeurs ont tous la même génétique. La seule manière d’y voir plus clair, ce serait donc de tester l’ADN de tous les galopeurs… et il est peu probable que cela arrive. Emmeline Hill analyse : « La véritable question, c’est de savoir quelle partie de l’ADN de chaque ancêtre a traversé les générations pour être présent – ou non – dans le génome d’un individu. » En simplifiant énormément, la scientifique explique : « Il est possible qu’un ancêtre qui apparaît au pedigree sur le papier ne soit plus présent dans le génome quelques générations plus tard. À l’inverse, un ancêtre peut être beaucoup plus présent dans le génome d’un cheval que ce à quoi on pourrait s’attendre. Entre le pedigree théorique et la réalité, il y a potentiellement de réelles différences. La sélection [sur performance et sur pedigree, ndlr], c’est donc essayer d’éliminer les mauvais gènes et augmenter la présence des bons dans la généalogie de chaque foal. Et les éleveurs ont très bien réussi leur travail. Mais ils y sont parvenus en s’accommodant du côté imprévisible de la transmission des gènes de génération en génération. »
Le pedigree est une indication, pas une certitude
Depuis des siècles, nous scrutons tous avec passion les pedigrees des galopeurs avec le secret espoir d’y trouver quelques vérités. Et c’est vrai que la diffusion de pedigrees complets et fiables – d’abord sur papier et désormais de manière numérique – a été l’un des grands facteurs de progression de l’élevage des chevaux (lire article suivant). Mais aussi puissante qu’ait été cette amélioration, elle est aussi imparfaite. Un pedigree, ce n’est pas les « Tables de la Loi » ! Que les éventuels scientifiques qui vont lire les lignes suivantes me pardonnent la brutalité de la simplification qui va suivre. À grands traits, on peut dire que ce n’est pas parce qu’un cheval est un arrière-petit-fils de Danehill (Danzig) qu’il a hérité de l’ensemble du génome de son prestigieux ancêtre. Le pedigree sur quelques générations tel que nous le visualisons, en tournant des milliers de pages de catalogue par an, indique la possibilité de la présence des gènes des huit arrière-grands-parents. Mais ce n’est en rien une certitude. Ainsi, on croit parfois faire un inbreeding… alors qu’il n’existe pas. Car dans les faits, il est possible qu’un des deux parents n’apporte pas toute la génétique de l’ancêtre (théoriquement) dupliqué. Ainsi, le 2 octobre, quelques jours avant l’Arc, la revue scientifique de référence Nature a publié le papier suivant : Analyses of whole-genome sequences from 185 North American Thoroughbred horses, spanning 5 generations. Les cinq chercheurs de l’université du Kentucky qui ont potassé la question ont comparé la consanguinité théorique – celle qui apparaît sur le papier – et la consanguinité réelle, en analysant l’ADN de 185 chevaux. Ils concluent : « Les estimations de consanguinité basées sur le pedigree à cinq générations de chaque individu sont modérément corrélées avec les estimations de consanguinité basées sur tous les ROH [un outil de génomique qui permet d’évaluer la consanguinité, ndlr]. » Certains inbreedings auxquels on a attribué la réussite de tel ou tel cheval n’existent peut-être que sur le papier et dans nos têtes ! Car de génération en génération, il y a dilution, et une partie du patrimoine génétique s’est perdue. Cela veut dire que d’un point de vue statistique, la présence d’un même ancêtre à cinq ou six générations ne présente que faiblement les problématiques liées à la consanguinité.
Un podium de l’Arc 2024 riche d’enseignements en matière de diversité génétique et d’inbreedings
Avec le succès de Bluestocking (Camelot), Juddmonte est devenu le propriétaire le plus titré de l’histoire du Prix de l’Arc de Triomphe (Gr1) avec sept victoires. Les cinq dernières ont été acquises avec des chevaux élevés par Khalid Abdullah et les siens. Quand on regarde leur pedigree, on remarque que les deux derniers – Enable (Nathaniel) et Bluestocking – présentent des inbreedings bien visibles dans les quatre premières générations de leur pedigree. L’élevage est parfois contre-intuitif car la consanguinité sur Danehill (Danzig), comme chez Bluestocking, est statistiquement négative… Or à première vue si on se borne à lister les très bons chevaux (l’étude des taux de réussite ne confirme pas cela) cet inbreeding en particulier semble être une formule qui fonctionne avec Camelot (Montjeu). La deuxième mère de cet étalon est une fille de Danehill et sur ses douze gagnants de Gr1, huit ont un père de mère de la lignée mâle de Danzig (Northern Dancer), le père de Danehill. Comment des éléments aussi contradictoires peuvent-ils être expliqués ? Probablement par le fait que les inbreedings tels qu’ils apparaissent sur le papier ne sont pas forcément ceux qui existent réellement dans le génome de nos chevaux…
Pas de lien entre inbreeding et performance
Pour comprendre comment des informations qui semblent aussi contradictoires et contre-intuitives peuvent coexister avec celles évoquées dans le paragraphe précédent, il faut au préalable avoir en tête quelques éléments clés. Notamment le fait que le pedigree théorique n’est pas 100 % fiable (voir plus loin). Mais aussi que la vérité statistique n’existe qu’à l’échelle d’un nombre important d’animaux, pas d’un individu. Pour prendre un exemple volontairement trivial, il existe des exemples de gagnants de Groupe qui n’ont jamais vu de vermifuge à l’élevage. Mais à l’échelle d’une population, c’est quand même mieux d’avoir été vermifugé si on veut être performant à l’âge adulte. Pour les pedigrees, c’est la même chose : la consanguinité a beau être statistiquement défavorable sur bien des points – augmentation des avortements, baisse de la proportion de chevaux capables de courir – cela n’empêche pas certains animaux avec des inbreedings très poussés d’être des champions. Qui plus est, la consanguinité n’apporte aucun gain en matière de performance et ne permet pas d’obtenir un surplus de champions, contrairement à un fantasme entretenu chez certains exégètes de la question hippique. En 2020, la célèbre revue scientifique Nature a publié un article intitulé : Genomic inbreeding trends, influential sire lines and selection in the global Thoroughbred horse population. Les sept chercheurs qui ont travaillé sur la question ont une conclusion limpide : « Les pratiques d’élevage qui favorisent la consanguinité n’ont pas abouti à une population de chevaux plus rapides… Il n’y a aucun lien entre rating et consanguinité pour la population de chevaux de course née entre 1996 et 2013. »
Pour en revenir à Bluestocking et Enable
En 2017, Claire Curry qui supervise les croisements chez Juddmonte nous avait confié après le premier Arc d’Enable : « Nous recherchions un cheval avec de la taille pour Concentric, la mère d’Enable. Et Nathaniel correspond à ce critère. Bien qu’il soit gagnant sur 2.400m, il avait assez de vitesse pour faire galoper Frankel sur le mile à 2ans. Et Nathaniel a aussi gagné sur 2.000m. En outre, son pedigree est exceptionnel. » Enable est née en 2014 et donc issue d’une saillie de 2013. Or Frankel (Galileo) a commencé la monte en 2013. Ce qui est important pour comprendre la suite du commentaire de Claire Curry : « Certaines des juments saillies par Frankel au cours de sa première année avaient le sang de Sadler’s Wells [d’où un possible inbreeding car Frankel est un petit-fils de Sadler’s Wells, ndlr]. Nous avons donc décidé d’essayer la même chose avec Nathaniel et cela semble avoir fonctionné pour les deux étalons. Dans sa première production, Frankel a donné Eminent, Cunco et Last Kingdom qui ont tous un inbreeding sur Sadler’s Wells. » La question est donc de savoir si Enable – comme les trois fils de Frankel que nous venons d’évoquer – avait ce fameux inbreeding. Le professeur Emmeline Hill, généticien à l’université de Dublin (et patronne de la société Equinome) réagit : « Le croisement qui a donné Enable donne la possibilité – mais pas la certitude – qu’elle soit inbred sur Sadler’s Wells. Mais il est peu probable que cela ait contribué à faire d’elle un cheval d’élite. Elle le doit plus certainement au fait d’avoir une génétique exceptionnelle. Des études ont prouvé qu’il n’y a aucun lien entre l’inbreeding [attesté grâce aux outils génomiques, pas celui sur papier, ndlr] et les performances de très haut niveau. Si on fait la supposition qu’Enable est effectivement consanguine, ce que nous ne pouvons pas dire avec certitude [faute d’avoir analysé son ADN à partir d’une prise de sang, ndlr], cela signifie simplement qu’elle fait partie de la frange de chevaux consanguins qui naissent en bonne santé et qui sont capables d’aller aux courses. Or si un cheval ne va pas jusqu’aux courses… il ne pourra pas faire la démonstration de son talent. » Pour rebondir sur notre sujet de base, il est probable que les croisements qui ont donné Enable (Nathaniel sur Sadler’s Wells) et Bluestocking (Camelot sur Green Desert) sont efficaces, mais pas nécessairement pour des raisons d’inbreedings. Par ailleurs, en ce qui concerne Camelot, même s’il avait deux produits issus de mères par Dansili (Danehill) sur le podium de l’Arc… il a des taux de réussite (de gagnants black types par partants par exemple) très supérieurs avec les filles de Shamardal (Giant’s Causeway) et Galileo (Sadler’s Wells) par exemple.
Prélèvements ADN…
Sans en avoir la preuve scientifique – il faudrait pour cela aller faire un prélèvement ADN – il est possible que les deux bons étalons évoqués (Camelot et Nathaniel) n’apportent pas autant que prévu le génome de Sadler’s Wells et de Green Desert. On ne peut pas toujours expliquer de manière simple pourquoi certaines choses fonctionnent ! Emmeline Hill conclut en utilisant un vocabulaire un peu moins vulgarisateur : « La consanguinité, c’est augmenter la probabilité de la double présence d’une même copie d’un gène. Mais on ne peut pas prévoir quelle partie du génome va être concernée. La consanguinité, c’est donc aussi augmenter la probabilité de doubler les mutations récessives qui pourraient avoir un impact sur la santé et la viabilité d’un poulain pendant la gestation. Nous ne sommes pas encore arrivés à identifier les gènes qui ont des mutations nocives. Pour l’instant, nous ne pouvons que réduire les chances que cela se produise [en cherchant à prédire s’il y a vraiment forte probabilité de consanguinité ou non, ndlr]. »
Cinq fois plus d’avortements
Pour y parvenir, Equinome, la société dirigée par le professeur Emmeline Hill, a récemment lancé un nouvel outil appelé Checkmate. L’idée est simple : mieux identifier les croisements à risque. Cela revient à se baser non pas sur la consanguinité théorique telle qu’elle apparaît sur le papier, mais plutôt sur la consanguinité probable à l’aide de base de données et de prélèvements ADN : « Réduire les inbreedings rapprochés, c’est réduire les risques d’avortement et augmenter la probabilité d’aller jusqu’aux courses. L’éleveur envoie un prélèvement ADN de sa jument et une liste de dix étalons qu’il veut tester [Equinome a des milliers de sires dans sa base, ndlr]. L’information est ensuite transmise de manière confidentielle. » Les croisements dits «à risque fort» sur l’échelle de Checkmate ont donné 59 % de foals vivants, contre 75 % pour ceux dits «à risque faible». Cela peut s’expliquer de différentes manières, mais si on se concentre uniquement sur les avortements, Equinome annonce qu’ils sont cinq fois plus nombreux sur les croisements «à risque fort» que sur ceux «à risque faible».
Checkmate ne donne donc pas de conseils de croisement au niveau de la performance, mais cet outil apporte un point de vue statistique sur les risques encourus. À l’inverse, un croisement peut laisser apparaître de la consanguinité « sur le papier »… alors qu’il n’en est rien dans les faits, avec des inbreedings théoriques qui n’existent pas. Dès lors, alors même qu’il semble théoriquement problématique, ledit croisement peut être tenté avec un degré de risque faible grâce à un outil comme Checkmate. Ce qui ouvre beaucoup de possibilités pour certaines juments difficiles à croiser.
Sélection et perte de diversité
Aujourd’hui, la pression de la sélection est bien plus forte car le niveau de la compétition n’a jamais été aussi élevé. En outre, les éleveurs qui souhaitent vendre doivent aussi éliminer certains étalons de leur plan de croisement car le marché les rejette. Ainsi, un nombre plus faible de reproducteurs et de lignées ont «leur chance», ce qui a un impact négatif sur la diversité génétique. Tout particulièrement chez les chevaux de tenue, où seules les superstars – comme Camelot ou Sea the Stars (Cape Cross) – ont une chance de percer (le marché étant plus souple avec les étalons vites et précoces). Aussi, personne n’est surpris de voir deux Camelot sur le podium de l’Arc 2024, avec un Sea the Stars au milieu. Ce sont deux étalons de premier plan et la concurrence est bien moins nombreuse que sur les autres créneaux du marché. De même, l’an dernier, on trouvait trois descendants de Frankel sur le podium de l’Arc. Prenez le palmarès de cette épreuve et vous verrez que cela n’arrivait quasiment jamais il y a cinquante ans. Emmeline Hill réagit : « Le pur-sang anglais, du fait de la sélection, a une consanguinité réelle. Mais certaines études laissent penser que ladite consanguinité n’a pas encore atteint des proportions problématiques au niveau de la population, justement parce qu’à l’échelle de l’histoire, la sélection et les éleveurs ont favorisé les animaux qui sont les meilleurs [pour devenir un champion, il faut être en bonne santé, ndlr]. Cela étant dit, la réduction du nombre de lignées mâles disponibles rend le travail des éleveurs plus difficile. On voit des cas extrêmes chez certaines races de chiens ou de bétail, où l’inbreeding à haute dose a des conséquences bien visibles dans la population d’animaux. La diversité est toujours une bonne chose. Le grand enjeu est donc de trouver le bon équilibre entre diversité génétique et haut niveau de sélection… Pour les éleveurs, la ligne de crête est très étroite. »
L’élevage, c’est l’histoire d’une longue amélioration de la sélection. Et la diffusion de l’information a joué un rôle considérable…
À la Renaissance – avant la naissance du pur-sang anglais – on élevait encore la plupart des chevaux dans des zones incultes, boisées, montagneuses ou humides, par manque de terre arable. On définissait alors un individu non pas par son pedigree – cela n’existait pas – mais par sa région d’origine, son terroir comme on dirait aujourd’hui. En 1702, Thomas Darley, un marchand anglais résidant à Alep, repère un poulain arabe en Syrie et l’achète. Les vendeurs sont alors capables de lui fournir une généalogie partielle du cheval, ce qui n’existe pas en Europe où il sera importé ! Ce cheval Darley Arabian va cofonder le pur-sang anglais. Mais surtout, les éleveurs du nord de l’Angleterre vont assez rapidement apporter trois éléments déterminants à la suite de l’histoire. D’une part, l’agriculture locale est suffisamment avancée et productive pour qu’il soit possible d’élever les chevaux sur les meilleures terres. Ensuite, des «entrepreneurs» lancent les premiers ancêtres des journaux hippiques où sont consignés par écrit les résultats des courses et la généalogie des gagnants. Enfin, on commence à imprimer et à diffuser un stud-book dès 1791. Progressivement, chaque pur-sang anglais va avoir son propre nom pour éviter les usurpations d’identité. Prenons un exemple, celui d’Herod (Tartar) champion en piste puis grand étalon (c’est l’ancêtre direct de Luthier, Ahonoora…). Ce fameux Herod est lui-même un descendant d’une jument nommée Champion Mare (Grahams Champion). Or en l’espace d’une décennie, il y a plusieurs filles de l’étalon Grahams Champion (Harpham Arabian) qui ont été nommées Champion Mare… ce qui n’était pas sans poser quelques problèmes.Â
Le fait de connaître la généalogie des chevaux a permis à la sélection de faire un bond en avant, en identifiant les bons reproducteurs et les bonnes familles. Et la qualité des chevaux a elle aussi fait des progrès spectaculaires. Depuis, ce ne fut qu’une longue et lente amélioration. Chaque génération apporte sa pierre à l’édifice. Et tout le monde essaye d’améliorer son taux de gagnants, mais aussi sa proportion de bons chevaux. Il y a deux décennies, on a commencé à avoir accès instantanément à une généalogie fiable et à des statistiques mises à jour quotidiennement, avec des bases de données comme Weatherbys. L’étape suivante, en termes d’amélioration de la précision de l’information, ce sont les outils nés de la rencontre entre une base de données et un test génétique, comme Checkmate d’Equinome. Ce n’est pas une baguette magique ou une solution miracle, mais plutôt un outil qui permet d’améliorer encore un peu le taux de réussite d’un élevage.