POURQUOI L’OBSTACLE IRLANDAIS S’ATTAQUE AU PLAT INTERNATIONAL
Il se passe quelque chose d’étrange au royaume des sauteurs. Chacun sait qu’il n’y a pas de peuple sur terre qui aime plus l’obstacle que les Irlandais. Pourtant tous les leaders de la discipline investissent de plus en plus en plat.Â
Par Adrien Cugnasse
Dimanche dernier à Longchamp, Higher Leaves (Golden Horn) a gagné le Prix de Liancourt (L) sous les couleurs du courtier Gerry Hogan. C’est une pensionnaire d’Henry de Bromhead, troisième au classement des entraîneurs de sauteurs l’an dernier en Irlande. Il connaît d’ailleurs une réussite assez formidable en plat ces derniers mois en remportant trois grandes épreuves de tenue du programme anglais : le prestigieux Ebor Handicap (300.000 £ au gagnant), les Lillie Langtry Stakes (Gr2) et les Bronte Cup Fillies’ Stakes (Gr3). L’Ebor Handicap est un cas d’école. Si vous regardez le palmarès de cette épreuve, par le passé elle revenait à l’élite du plat anglais, de Sir Michael Stoute à Sir Mark Prescott, en passant par John Gosden et Luca Cumani. Or les deux dernières éditions ont été remportées par Henry de Bromhead et Willie Mullins !Â
Cet été à Deauville, Gordon Elliott, autre leader de l’obstacle irlandais, avait engagé dans une bonne épreuve du meeting (mais il n’a finalement pas fait le déplacement). L’an dernier, il s’est offert un bon cheval de vitesse en France avec Coachello (Dunkerque). Et il a acheté à Godolphin Samui (Siyouni) qu’il vient de placer de stakes en plat, en Angleterre. Pas plus tard qu’hier soir, Gavin Cromwell, quatrième au classement des entraîneurs d’obstacle irlandais la saison dernière, a accordé une longue interview à nos confrères du TDN. Et il explique vouloir développer son écurie de plat, notamment pour des raisons commerciales, les débouchés étant plus vastes en plat. Il faut dire que cet ancien maréchal-ferrant a déjà remporté les Queen Mary Stakes (Gr2) à Royal Ascot avec Quick Suzy (Profitable). Une yearling à 20.000 € qui s’est revendue ensuite 600.000 $ à Keeneland.Â
Un sport à deux vitesse
Kevin Blake est une figure respectée du paysage médiatico-hippique anglo-irlandais. Observateur attentif des courses outre-Manche, il nous a confié : « L’obstacle est devenu un sport très difficile en Irlande. Or, en parallèle, le plat offre beaucoup d’opportunités commerciales. Si vous gagnez un maiden, le marché à l’exportation est considérable. Et c’est un cycle bien plus court qu’en obstacle où la compétition locale est extrêmement rude. Cette situation aboutit au fait qu’un entraîneur comme Noel Mead, sept fois tête de liste en Irlande, n’a quasiment plus que des chevaux de plat. Et ce n’est pas le seul à avoir franchi la frontière. D’une certaine manière, on peut dire que tous les entraîneurs ne font pas le même métier en Irlande. Les très gros, les leaders, n’achètent plus vraiment de stores, alors que c’était la «source» traditionnelle en Irlande. Ils achètent sur performance en France, dans les point-to-points, chez leurs confrères plus petits, ou encore des chevaux de tenue venus du plat. Cette évolution est possible parce que les patrons de l’obstacle irlandais, comme Willie Mullins, ont des clients avec l’argent pour acheter des chevaux clés en main. Les moyens et l’étendue de la clientèle de Willie sont assez incroyables. Sa réussite, c’est celle d’un système assez exceptionnel qui commence par le repérage du bon cheval qui est ensuite affecté au bon client. Cela a poussé pas mal d’entraîneurs irlandais de toutes tailles à acheter pour former et vendre, y compris des yearlings de plat. Ce qu’il faut dire aussi, c’est qu’il y a beaucoup d’argent à gagner avec un cheval de tenue en plat, comparativement aux espoirs de gains en obstacle. On le voit avec un sujet comme Vauban. S’il gagne la Melbourne Cup, c’est quand même quelques millions pour le propriétaire [2,7 millions d’euros au gagnant, contre 75.000 £ lors de la victoire de Gr1 de Vauban à Cheltenham, ndlr]. À l’échelle internationale du galop, l’obstacle est une niche. Briller dans deux disciplines permet de toucher d’autres clients. Car bien sûr, c’est un travail constant, même pour les meilleurs, de trouver des propriétaires. On voit aussi que l’équipe de Willie Mullins est très ouverte d’esprit dans ses achats. Absurde est un fils de Fastnet Rock, pas forcément l’étalon le plus évident quand on parle d’obstacle. Et pourtant, ça a fonctionné ! » Kevin Blake fait partie de l’équipe de Joseph O’Brien qu’il épaule au niveau des engagements et du choix des chevaux. Joseph O’Brien entraîne surtout en plat, mais il a aussi des sauteurs. Et Kevin Blake poursuit : « Tous ses chevaux vont sur la même piste. La principale différence, c’est que les sauteurs vont travailler plus longtemps. Le bout de la piste est une montée assez abrupte. Les sauteurs vont jusqu’en haut. Les chevaux de plat pas forcément. »Â
Une différence culturelle majeure
Si Jean-Claude Rouget a en quelque sorte libéré la province française de ses complexes, Willie Mullins a, lui, fait comprendre qu’on pouvait être connu pour l’obstacle et aussi venir battre Aidan O’Brien en plat, que ce soit en Irlande ou à l’autre bout du monde. L’entraîneur le plus titré de l’histoire de Cheltenham nous a confié : « J’ai toujours eu des chevaux de plat et depuis mes débuts, j’ai une dual purpose licence. En Irlande, la plupart des entraîneurs sont dans ce cas. C’est culturel. Un cheval qui se retrouve bloqué dans l’échelle des handicaps en plat va aller sur les obstacles. Certains sauteurs, par exemple ceux qui aiment le bon terrain, peuvent aller en plat régulièrement pour y trouver des opportunités. Mon père était un grand entraîneur et il faisait déjà cela avec succès. Mes pensionnaires sont tous entraînés sur les mêmes pistes. La différence, c’est que les chevaux de plat ont besoin de moins de travail. Avec les sauteurs, je vais plus loin en ce qui concerne la condition physique. Mais la base du travail est la même. » Assez étrangement, les entraîneurs d’obstacle anglais avec de gros effectifs n’ont pas la même soif d’international (on les voit rarement en Irlande ou en France). Et ils se laissent beaucoup moins tenter par le plat que leurs concurrents irlandais. Non sans humour, Willie Mullins confie : « Beaucoup d’entraîneurs anglais sont des «purites». Ils ont une approche traditionnelle de leur métier. Après Aintree et Cheltenham, ils ne se laissent pas tenter par le fait de courir en France. Ils pensent à Wimbledon et Royal Ascot ! (rires) Les Irlandais aiment tenter, faire des paris, voyager… »
De plus en plus de concurrence sur les mêmes profils de tenue
Lorsqu’il est passé à la vente d’été 2022, le «FR» Absurde (Fastnet Rock) était pris en 46 de valeur et son C.V. comptait deux places de Listed en plat. Pierre Boulard a signé le bon à 260.000 € pour ce 4ans qui porte désormais les couleurs d’une écurie de groupe, le HOS Syndicate. Depuis son achat, il a gagné un Gr3 sur les haies de Cheltenham, une Listed en plat et il a bien couru dans la Melbourne Cup l’an dernier (7e). Willie Mullins explique : « Son profil nous plaisait et nous avons donc tenté notre chance. Il était en bel état le jour de la vente. À 6ans, il ne cesse de progresser et va donc s’envoler pour l’Australie, avec l’idée de courir la Caulfield Cup puis la Melbourne Cup (Grs1). Pour le moment, c’est le plan. » Les chevaux comme Absurde sont toujours plus difficiles à trouver et Willie Mullins analyse : « Quel que soit l’angle d’attaque, la qualité coûte cher, que vous achetiez un 3ans à Auteuil, un jeune cheval de point-to-point avec de la classe ou un cheval de tenue black type en plat. Ces dernières années, dès qu’un cheval tient et qu’il est sur le marché en France, les Australiens font des offres très élevées. Logiquement, cela rend notre tâche bien plus difficile. Par le passé, ces chevaux de plat avec la tenue et un bon rating coûtaient infiniment moins cher sur le marché public. Les Australiens n’étaient pas là . Les acheteurs du Moyen-Orient étaient bien moins présents. Le nombre d’épreuves pour ces chevaux de 2.400m et plus à travers le monde est spectaculaire. Dès lors, ce n’est pas une surprise qu’il soit devenu aussi cher de mettre la main sur ces profils que tout le monde se dispute. Nous accusons les Australiens de faire monter les prix… et les Australiens reprochent la même chose aux gars de l’obstacle ! (rires) » Il faut donc aussi acheter plus jeune pour espérer trouver la perle : « Par le passé, j’achetais davantage de yearlings pour le plat, avec l’idée de les revendre s’ils sont capables de gagner un maiden, principalement pour Hongkong ou pour les États-Unis. Et s’ils ne sont pas vendus, l’alternative est d’aller sur les haies après avoir couru en plat. Mais cela demande un supplément de personnel à cheval et dans la cour. J’ai donc momentanément arrêté en essayant d’acheter des 3ans sur performance en plat. Cette année, en août, j’avais un client qui voulait vraiment des yearlings de plat en visant des profils clairement peu précoces à Deauville. En espérant avoir la main heureuse ! »
Chercher des clients hors d’Europe
L’Irlandais aime sortir la même citation régulièrement en interview : « Je maintiens ce que j’ai toujours dit : il est plus important d’avoir un bon propriétaire qu’un bon cheval. Car un bon propriétaire va finir par tomber sur un bon avec le temps et la vie est plus facile si on travaille avec de bons clients. » Cela étant dit, il existe différentes manières de recruter ces propriétaires et le fait d’aller courir en plat permet à Willie Mullins d’aborder une nouvelle clientèle. Et on voit apparaître dans sa liste de propriétaires des noms qui n’ont rien à voir avec l’obstacle, en particulier des Australiens : « Chaque fois que vous gagnez une bonne course, cela renforce l’attractivité de votre entreprise pour les propriétaires. C’est la même chose en plat et en obstacle. Cela étant dit, les propriétaires extra-européens venus du plat, s’ils préfèrent en général que leur cheval reste dans cette discipline, se laissent tenter par Auteuil ou Cheltenham s’ils ont une bonne chance lors d’un grand meeting. Ce qui m’a surpris, c’est qu’un certain nombre d’Australiens regardent Cheltenham à la télévision ou font le déplacement pour vivre le meeting in situ. Clairement, Royal Ascot et Cheltenham attirent des passionnés jusqu’en Australie. Ces grands rendez-vous sont cruciaux pour le sport. L’espoir d’être au départ d’un grand meeting représente la première étape pour que ces gens venus de l’autre bout du monde achètent un cheval et le laissent à l’entraînement en Europe. C’est important pour l’obstacle, cette diversité de propriétaires. Mais encore une fois, c’est une réelle surprise quand je vais en Australie de me rendre compte que des gens ont passé une nuit blanche pour regarder Cheltenham quelques mois auparavant. Mon objectif, une fois qu’ils sont allés à Cheltenham avec leur cheval, c’est aussi de leur faire découvrir qu’il y a de belles courses en Irlande et en France. Mais pour cela, bien sûr, il faut un cheval avec de la qualité. » Willie Mullins remarque néanmoins des évolutions majeures au niveau de l’obstacle des deux côtés de la Manche : « Je suis interpellé par la montée en puissance de l’obstacle ces dernières années en Irlande et en Grande-Bretagne. Tout en haut de la pyramide, le nombre de personnes qui veulent avoir un sauteur de tout premier plan, et qui ont les moyens de se le payer, n’a jamais été aussi élevé. Et ces gens ont compris qu’il fallait dépenser plus qu’hier pour un très bon cheval. Parce que beaucoup de gens sont sur les mêmes prospects. Mais aussi parce que les Français sont moins vendeurs qu’avant. La nouvelle génération de propriétaires français et l’émergence d’éleveurs-propriétaires de grande taille sur les obstacles compliquent le recrutement de jeunes sauteurs en France. Clairement, depuis deux ou trois ans, nous avons noté un grand changement dans votre pays. Mais si on veut voir le verre à moitié plein, c’est une bonne chose pour le sport, pour l’élevage et pour la filière française. Car cela matérialise un intérêt supplémentaire pour la discipline de l’obstacle. »
Un Irlandais francophile
En Irlande, Willie Mullins fait la pluie et le beau temps. Il suffit qu’il commence à s’intéresser à un étalon pour que l’ensemble de la communauté de l’obstacle le suive : « Le premier Galiway (Galileo) que nous avons acheté s’appelle Vauban (Galiway). Et c’est peu de dire qu’il nous a fait très plaisir en course. C’est un cheval avec un comportement exemplaire. Je l’aime énormément. Il a de la classe de plat et il saute aussi. Nous avons eu de la réussite avec les produits du père et c’était un cheval qui faisait alors la monte à petit prix. Ses produits étaient accessibles. »
Cet attrait de Willie Mullins pour l’étalon du haras de Colleville l’a poussé à lui envoyer une de ses juments personnelles : « Ma femme, Jackie, supervise l’élevage. Nous avons quelques juments au haras de Saint-Voir. C’est l’opportunité d’essayer quelque chose de différent et nouveau aussi. En outre, c’est un bon point de départ pour utiliser des étalons français. Je pense que nous sommes allés à Doctor Dino et No Risk at All. Nous élevons à petite échelle. C’est un hobby qui nous donne une excuse supplémentaire pour venir en France ! Je suis admiratif des bons éleveurs français d’obstacle. Alors pourquoi ne pas essayer de travailler avec eux… Le système français d’élevage des sauteurs est bien structuré, tout comme l’orientation de la sélection. En Irlande, un peu tout et n’importe quoi part à la saillie. En France, les bons éleveurs font une grosse sélection sur leur jumenterie. Le fait de courir beaucoup de femelles et de les envoyer tôt à l’élevage est aussi un gros atout.Â
On dit que les Français élèvent pour courir et les Irlandais pour vendre. De la même manière, mon expérience me fait dire que les 3ans français ne sont pas forcément surexploités sur les obstacles. Ils commencent plus tôt, mais ensuite on leur demande des choses moins difficiles que chez nous. À une époque révolue, certains achetaient par cher des chevaux de petite valeur en France, avant de courir énormément à 3ans et 4ans, puis de coincer face aux meilleurs anglo-irlandais. Forcément, ils n’ont pas duré dans le temps, mais ils n’auraient pas progressé non plus s’ils avaient été exploités ainsi en France. Une réputation de manque de durabilité est née au sujet des «FR» mais elle a depuis été démentie par les résultats constants lors des grands festivals. »
CE «FR» QUI POURRAIT ÊTRE LE PREMIER PARTANT POLONAIS DE LA MELBOURNE CUP
À 7ans, le «FR» Hipop de Loire (American Post) semble avoir eu dix vies différentes ! Élevé chez André et Arnaud Mottais près d’Angers, il est parti pour la Pologne après avoir été vendu 22.000 € à Arqana. Là -bas, Hipop de Loire a couru les bonnes courses – pour cinq entraîneurs différents ! – mais c’est à 4ans qu’il s’est véritablement révélé en se classant deuxième du St Leger polonais. Son entourage l’a alors essayé dans les épreuves black types d’Allemagne et à Berlin, il s’est imposé dans le Hoppegartener Steher-Preis (L) sur 2.600m. Là , Willie Mullins l’a reçu sans forcément savoir ce qu’on lui envoyait. L’entraîneur explique : « En fait, je n’ai pas trouvé ce cheval… c’est lui qui m’a trouvé ! Ce sont ses propriétaires polonais – Stawomir Pegza – qui me l’ont envoyé. Il est arrivé sans instruction particulière et sans mode d’emploi ! J’ai donc supposé qu’ils voulaient qu’on le fasse sauter. Nous l’avons donc essayé sur les obstacles et il s’en sort bien. Ayant du mal à trouver un engagement pour lui en plat, je l’ai engagé sur les haies. Il a donc débuté à 7ans sur les obstacles par une deuxième place au mois d’août. Ensuite nous l’avons couru dans l’un des grands handicaps anglais de tenue, l’Ebor Handicap. À York, il a très bien tenu sa partie, terminant cinquième en étant malheureux. Sur cette base, je pense qu’il est assez bon pour aller courir la Melbourne Cup (Gr1). Il n’est pas encore qualifié, mais c’est son objectif à long terme. » En attendant, Hipop de Loire est le troisième favori du prestigieux Cesarewitch Handicap (90.000 £ au gagnant).