NURLAN BIZAKOV : LA GRANDE INTERVIEW
Ce lundi matin, les handicapeurs sont à pied d’œuvre. Et l’on attend avec impatience de connaître la valeur qui sera attribuée à Lazzat (Territories). Si l’on en croit notre « docteur ès rating » Franco Raimondi, le poulain fera partie des trois meilleurs 3ans européens en deçà du mile. Mais l’espoir existe qu’il fasse jeu égal (du point de vue des ratings) avec Big Evs (Blue Point) et Inisherin (Shamardal). Chaque personne présente dimanche à Deauville a envie que le monde entier sache à quel point Lazzat fut impressionnant. Il n’y a rien de mercantile derrière tout cela. Le cheval ne sera pas étalon. Nurlan Bizakov n’a pas de frère ou de sœur à vendre. Non, c’est pour le sport, mais aussi et surtout parce que le cheval le mérite.
Par Adrien Cugnasse
ac@jourdegalop.com
Le soleil brille sur Sumbe
Du côté de l’équipe de Sumbe, on affiche le sourire des lendemains de grande victoire. Qu’y a-t-il de plus agréable dans la vie que de se retrouver à Deauville un lundi matin ensoleillé après avoir remporté un Gr1 ? Et pour cause, on fait difficilement plus nietzschéen que les courses : on y apprend à connaître la douleur de la défaite pendant des années… pour être pleinement conscient de la puissance du succès le jour où il tape à la porte ! Or, en l’espace de sept semaines, la victoire a frappé deux grands coups. Pour la casaque jaune et turquoise, les victoires de Gr1 de Charyn (Dark Angel) dans les Queen Anne d’Ascot et de Lazzat en France sonnent comme la validation de quasiment 20 années d’effort. Avec le flegme qu’on lui connaît, Tony Fry analyse : « Ce fut réellement un grand dimanche pour nous tous. La récompense de grands sacrifices, d’investissements importants… C’est formidable pour l’équipe et pour les souches. D’autant plus que, chacun le sait, avec les chevaux, il y a plus de jours de défaites que de jours de victoires. » Beaucoup de gens rêvent d’élever un gagnant de Gr1 à Deauville. Mais dans les faits, très peu y arrivent. C’est la loi de ce sport. Nurlan Bizakov en a bien conscience : « Cela restera un jour à part, deux victoires de Groupe avec des chevaux élevés au haras [Ramadan a aussi gagné le Daphnis, ndlr]. C’est même assez incroyable, à l’image de cette année où nous avions aussi les favoris de plusieurs classiques. Même si nous continuons à commettre des erreurs, cela signifie aussi que nous faisons bien certaines choses. À chaque jour son apprentissage, jument par jument, paddock par paddock, étalon par étalon. C’est une quête sans fin. Nous essayons d’apprendre des meilleurs dans ce sport pour essayer d’être compétitifs. Nous ne sommes qu’une jeune entité d’élevage et j’espère que nous allons continuer à progresser. J’ai commencé avec Tony en 2011 et nous ne sommes en France que depuis 2020. Notre première véritable génération française a 3ans cette année. En prenant du recul, c’était une bonne décision que de venir dans l’Hexagone. Puisse l’année 2024 être une étape dans une ascension et pas un apogée… Je suis fier de mon équipe, vraiment. Mais aussi de Jérôme [Reynier] et de Christopher [Head]. Le but est de parvenir à refaire la même chose. Lazzat, c’est mon petit « Frankel ». J’espère qu’il restera aussi longtemps que possible invaincu ! C’est un cheval capable de bien faire de 1.200m à 1.600m. C’est peu commun. Il va également dans tous les terrains. »
Notre première véritable génération française a 3ans cette année. En prenant du recul, c’était une bonne décision que de venir dans l’Hexagone.
Un flyer surprise
Sur le papier, Lazzat n’était pas forcément programmé pour être aussi « vite ». Son père, Territorries (Invincible Spirit), avait réalisé sa meilleure valeur sur 1.600m et la distance moyenne de victoire de ses produits est de 1.585m. La mère, Lastochka, par le gagnant de Derby Australia (Galileo), avait gagné sur 1.600m en débutant à 2ans, signe évident de tenue. Nurlan Bizakov réagit : « Il y a de la tenue dans son pedigree. Mais son entraîneur me dit qu’il ne cesse de gagner en vitesse au fil du temps. J’avais suggéré d’essayer le mile des Sussex Stakes (Gr1). Mais il y avait Facteur Cheval dans la course. Que se serait-il passé si nous avions couru Lazzat là-bas ? Nul ne le saura jamais. Mais je n’ai absolument aucun regret. » Sur le plan du pedigree, nul ne peut prétendre que Lazzat était un premier de la classe. Sans caractère gras sur deux générations, il n’aurait pas fait des fortunes sur un ring de vente. Pour conserver cette famille, Nurlan Bizakov et les siens ont forcément vu quelque chose de particulier : « J’ai commencé à élever avec un fort intérêt pour les pedigrees. J’aime beaucoup la famille d’Alidiva (Chief Singer) développée en grande partie par Charles H. Wacker III. Il ne vendait jamais de femelles de cette souche. Mais en 2010, lorsque Lashyn (Mr Greeley) et Albanka (Giant’s Causeway) sont passés sur le ring de Keeneland, j’ai sauté dans un avion. » Albanka a offert à notre éleveur son premier gagnant de Groupe avec Altyn Orda (Kyllachy), dans les Oh So Sharp Stakes (Gr3), et sa petite-fille Alakai (Sea the Stars) sera au départ du Prix Minerve (Gr3), dimanche, à Deauville. De son côté, sa cousine Lashyn est la deuxième mère de Lazzat.
Quinze années d’efforts
Ce que l’histoire ne dit pas, c’est qu’entre son achat en 2010, pour 625.000 $, et la victoire de son petit-fils dans le Maurice de Gheest, soit presque 15 années, il ne s’est presque rien passé de positif. Ou plutôt, il y eut de réelles déceptions. Lashyn elle-même était chez Sir Michael Stoute. Nurlan Bizakov se souvient : « C’est un bon juge et il disait qu’elle était assez incroyable à 2ans. Mais un premier petit pépin, puis un second, ont compromis la suite de l’histoire. Et elle n’a jamais atteint son véritable potentiel. » Son fils Lazym (Kodiac) montrait beaucoup de classe et Jérôme Reynier lui a donné le programme d’un bon cheval, mais il n’a pas confirmé. Sa sœur, Lastochka, future mère de Lazzat, a remporté un maiden sur 1.600m à Kempton, au mois d’octobre de ses 2ans, laissant entrevoir d’importants moyens. Envisagée dans les classiques, elle a couru une préparatoire, terminant cinquième. Encore une déception. Nurlan Bizakov réagit : « Mais tout cela est derrière nous car Lastochka est devenue l’une de nos poulinières les plus importantes. Elle a une yearling par notre étalon Golden Horde que j’ai hâte de voir en piste. »
Récemment, lors d’un séminaire organisé par l’équivalent irlandais de la Fédération des éleveurs, Pat Downes (Aga Khan Studs) expliquait que le choix de conserver l’inédite Zarkasha (Kahyasi), issue d’un pedigree dormant, avait tenu à un simple commentaire de John Oxx. Lors de son unique travail, avant de s’accidenter, la pouliche avait montré des moyens assez fantastiques. Zarkasha est à l’origine de 11 black types sur deux générations dont Zarkava (Zamindar). Dans ce cas, comme dans celui de Lashyn, il fallait être capable de lire entre les lignes. La qualité était vraisemblablement encore là, mais elle ne parvenait pas à s’exprimer l’après-midi. Jusqu’au jour où…
Ça ne fonctionne pas à tous les coups
L’autre gagnant de Groupe de dimanche, Ramadan (Le Havre), est aussi issu d’un pari. La mère, Raushan (Dalakhani), issue d’une autre grande famille, a été achetée 400.000 Gns par Nurlan Bizakov lors du Book 1 de Tattersalls : « J’aimais tout chez elle… sauf son dossier véto ! Le praticien avait des doutes. Mais j’ai dit à Tony que j’étais partant pour prendre le risque et elle a gagné. Ce n’est pas facile de mettre la main sur de telles familles. Nous n’avons eu que trois partants issus de cette poulinière, mais deux sont lauréats de stakes. Et je pense que Ramadan est loin d’avoir tout montré. J’espère qu’il nous fera plaisir dans le Prix du Moulin de Longchamp (Gr1). Il est né pour la tenue, mais dans les faits, c’est un vrai miler. » De telles histoires laissent rêveur. Mais bien sûr, tous les éleveurs à la tête d’un effectif de taille relativement importante savent qu’il est impossible de tout garder – au risque de laisser filer une perle : « Nous avons vendu Danega à 4ans. C’est la mère de Marhaba Ya Sanafi. Comme tout le monde, nous essayons de faire au mieux mais il faut bien faire des choix. En sachant que cela revient très cher d’élever quand la mère déçoit. Heureusement, de temps en temps, une femelle comme Lastochka vous récompense de votre confiance. Je pense aussi que certaines familles ne se sont pas adaptées à notre manière d’élever ou à nos choix d’entraîneurs. Le fait de les vendre leur offre une autre opportunité de réussir ailleurs. Dans ce jeu, vous ne pouvez pas vous reposer sur vos lauriers. Il faut acheter et vendre, tout en essayant d’améliorer en permanence le moindre détail. Cela va des clôtures au choix des saillies ! Si vous arrêtez d’essayer de progresser, vous pouvez tout perdre. La compétition se joue dans le détail et c’est la condition pour durer. »
Un croisement improvisé
Les exégètes de l’élevage ont parfois tendance à interpréter de manière quasi biblique les croisements des grands du passé et on a souvent prêté à des éleveurs comme Federico Tesio des intentions qu’ils n’avaient pas. Aussi, lorsque Belbek et Lazzat présentent le même inbreeding sur Green Desert (Danzig), leur éleveur Nurlan Bizakov n’en fait pas pour autant une religion : « Il est vrai que j’aime beaucoup la lignée mâle de Green Desert, surtout par l’intermédiaire de Showcasing, le géniteur de Belbek qui est un père de père sur la montante [Mohaather et Tasleet ont donné des lauréats de stakes la semaine dernière, ndlr]. Mais Lazzat est le fruit d’un croisement en partie « accidentel ». Pour une raison que j’ai oubliée, Lastochka a finalement été saillie en dernière minute par Territorries alors que ce n’était pas le plan au départ. Vous connaissez la suite de l’histoire. Cela étant dit, j’ai toujours beaucoup aimé Territorries. J’ai même essayé de l’acheter. Mais Darley vend très difficilement un étalon. Et le deal a échoué alors que nous étions proches d’avoir trouvé un accord. Ayant fait carrière en France, je pense que Territorries aurait reçu une meilleure qualité de juments s’il avait fait la monte en Normandie. À 10.000 £, c’est une vraie bonne valeur pour les éleveurs. »
La première vraie saison de monte
Lundi matin, Tony Fry et Mathieu Le Forestier se joignent à la discussion. Nurlan Bizakov explique : « Espérons que Ramadan, Lazzat et Charyn vont continuer à nous apporter de belles victoires cette année. 2024, c’est un peu une date anniversaire pour Tony et moi. Merci les gars pour cette bonne saison de monte ! Dix lauréats black types dont deux gagnants de Gr1, c’est du bon boulot ! » Leur première vraie saison de monte s’est achevée il y a quelques semaines seulement. Les étalons maison, Golden Horde (Lethal Force), Belbek (Showcasing), Mishriff (Make Believe) et Angel Bleu (Dark Angel), ont bien travaillé. Mathieu Le Forestier analyse : « Ils sont complémentaires et correspondent tous à un public différent. Nous avons fait notre possible pour que les éleveurs puissent les voir dès le mois de novembre. Toute l’équipe a joué le jeu, merci à eux. Le travail a payé et le marché français a bien reçu nos jeunes étalons. Croisons les doigts pour l’avenir… en attendant de recevoir la star Charyn ! Le haras avait une vedette en la personne de Le Havre ; maintenant il en a plusieurs ! Je tiens aussi à souligner la réussite des éleveurs qui nous font confiance, en nous adressant leurs juments à l’année – d’où Survie (Churchill), Monteille (Cable Bay), Freville (Gleneagles), Un Instant (Le Havre)… »
Trouver les étoiles de demain
Nurlan Bizakov a les yeux tournés vers l’avenir. Pas le temps de se reposer : « Acheter des étalons pour tout ou partie, c’est extrêmement onéreux. Et dans la mesure du possible, il faut essayer de les élever ou de les dénicher yearlings, comme Charyn. Il viendra au haras l’an prochain ou en 2026. Rien ne presse car il ne cesse de progresser. Qui sait où se situent ses limites ? Avec lui, j’ai des plans un peu fous, comme la Saudi Cup après le Champions Day en octobre. En attendant, nous allons continuer à essayer de trouver des gagnants de Gr1 qui vont bien convenir au parc français. » Gagner un Gr1 à Royal Ascot comme l’a fait Charyn, c’est quelque chose d’inoubliable dans la vie d’un propriétaire. L’an dernier, à 3ans, il est deux fois placé de Gr1 mais avec une série de contretemps qui ont perturbé sa saison et Nurlan Bizakov confie : « Il a bien couru dans des Grs1 à plusieurs reprises, mais jamais en étant à 100 %. Cette année, c’est un autre cheval et il devrait d’ailleurs être invaincu en 2024. Il faut tirer un trait sur sa deuxième place dans les Lockinge Stakes (Gr1). Roger [Varian] voulait courir dans les Sussex. Mais je pensais à Deauville. Croisons les doigts pour ce dimanche. Aucun Gr1 n’est couru d’avance. Mais j’ai confiance en Charyn. S’il réalise sa meilleure valeur, c’est le meilleur miler du moment. Honnêtement, si j’ai encore des chevaux en Angleterre, c’est en grande partie parce que l’entente est excellente avec Roger Varian. Nous avons mis beaucoup de temps à gagner un premier Gr1 ensemble. La route fut longue, mais dès le premier jour, la compréhension fut réciproque. C’est essentiel de mon point de vue. Désormais, Roger fait presque partie de la famille. Il faut dire que le premier cheval que je lui ai envoyé, Anipa (Sea the Stars), avait couru quatre fois sans résultat chez son premier mentor. Avec Roger, elle a enchaîné les victoires et gagné une Listed. Parfois, il faut savoir changer un cheval d’écurie pour son propre intérêt. » Nurlan Bizakov a tendance à faire courir en France les chevaux à primes de son élevage, et outre-Manche des sujets achetés aux ventes.
Aucun Gr1 n’est couru d’avance. Mais j’ai confiance en Charyn. S’il réalise sa meilleure valeur, c’est le meilleur miler du moment
Rêver grand
Le plan d’aller en Australie pour le Golden Eagle ne manque pas de panache et Nurlan Bizakov explique : « Nous avons passé du bon temps avec Jérôme ce dimanche et bu pas mal de champagne ! (rires) C’était l’heure de rêver, de penser à l’avenir… l’Australie, Hongkong. Parfois, dans la vie, il faut savoir faire des choses un peu folles. Mais le plus important, c’est que le cheval reste sain et net. » Ce genre de moments d’exaltation fait oublier les déceptions. Comme dans le cas de Narkez (Siyouni), un poulain brillant jusqu’à sa cinquième place dans les Feilden Stakes (L) : « C’est assez douloureux comme souvenir. Il est en phase de soins au haras. J’espère qu’il atteindra son vrai niveau l’an prochain. Il a tellement de potentiel. Nous l’avons castré et mis au repos. Cela sacrifie notre rêve d’Arc. Mais espérons qu’il sera le futur Lazzat. Gagner l’Arc, c’est l’un de mes grands rêves. »
Parfois dans la vie, il faut savoir faire des choses un peu folles. Mais le plus important, c’est que le cheval reste sain et net.
La réunion du Morny aux couleurs de Sumbe
Le 18 août, les neuf courses au programme sont sponsorisées par l’entité de Nurlan Bizakov. C’est notamment le cas des Sumbe Prix Morny, Sumbe Prix Jean Romanet (Grs1), Sumbe Prix Kergorlay (Gr2) et Sumbe Prix Alec Head – Prix de la Nonette (Gr2). Nurlan Bizakov explique : « J’ai hâte d’y être et de recevoir nos clients et partenaires ! C’est une manière de signifier notre gratitude. De longue date, j’ai souhaité que nous soutenions une belle journée de courses en France. Celle du Morny est idéale, avec les ventes. » Un tel événement représente beaucoup de travail d’organisation et un coût significatif : « Je suis ravi d’avoir trouvé cet accord avec France Galop. Je pense que nous sommes tous gagnants. C’est positif de voir un haras français sponsoriser une grande journée du programme de ce pays. Chez Sumbe, il y a des gens de différents pays, mais l’entreprise est française tout comme la majorité de l’équipe. Nous sommes fiers de cela. Et nous essayons d’avoir une stratégie transparente avec tous nos partenaires et clients. Après Golden Horde, Belbek, Mishriff et Angel Bleu, nous allons continuer à lancer des gagnants de Gr1 au haras en France. Ce pays a besoin de bons étalons sur le long terme, après l’exportation de Wootton Bassett et la disparition de Le Havre par exemple. C’est aussi cela le rayonnement de la France des courses. »