La folle histoire du D-Day dans les haras normands
Jeudi, le président des États-Unis sera en Normandie… malgré une actualité internationale (Ukraine, Israël…) et nationale (élection présidentielle en fin d’année) extrêmement chargée. Mais pour Joe Biden, il était impensable de ne pas assister au 80e anniversaire du plus grand fait d’armes de l’US Army/US Navy : le Débarquement du “D Day” (6 juin 1944) qui marqua le début de la Libération de l’Europe. Le monde des courses, très présent sur le terroir normand, n’y échappa pas. Et c’est ce que JDG vous raconte aujourd’hui.
Par Adrien Cugnasse
ac@jourdegalop.com
Le récit du D-Day est celui des héros. Mais cette gloire n’occulte pas les drames collectifs et individuels. Ainsi, beaucoup de haras et de fermes normandes seront bombardés lors des combats acharnés de l’été 1944. Et nombreux furent leurs habitants, humains comme animaux, qui y trouvèrent la mort. Ce sera notamment le cas de Prince Rose, considéré comme un chef de race international, victime d’un bombardement sur le haras du Petit Tellier. Plus tragique encore fut la mort de Georges du Breil. Pendant la Guerre, celui qui fut un jockey amateur de tout premier plan, avec le score colossal pour l’époque de 311 victoires en plat et sur les obstacles, dirige le haras du Pin. En déplacement à Paris, il est informé du Débarquement et de la destruction d’une partie d’Argentan. Bravant le danger, il décide de rejoindre Le Pin au plus vite, afin d’y organiser l’évacuation des étalons et des hommes. Mais Georges du Breil est tué sur la route par l’aviation anglaise qui croit mitrailler un convoi allemand. Le haras du Pin se retrouve donc sans directeur. Un peu plus tard, le 17 août 1944, il est le théâtre d’une scène surréaliste. Le maréchal Günther von Kluge, que Berlin suspecte par ailleurs d’avoir participé à la planification d’un attentat contre Hitler, vient d’être déchu pour avoir échoué à repousser les Alliés. Attendu en Allemagne par le Führer, il devine quelle sera sa triste fin. Il mettra lui-même fin à ses jours. Mais avant cela, de manière tout à fait inattendue, son dernier souhait sera de passer en revue les étalons pur-sang du haras national du Pin ! Il voulait voir le pur-sang à son sommet avant de fermer les yeux !
Inspecter des étalons et… mourir
Tanneguy de Sainte-Marie, la mémoire vivante des Haras nationaux, nous a raconté : « En pleine bataille de la poche de Falaise-Chambois, vers 10 h du matin, une voiture se présente devant la grille d’honneur du haras du Pin qui est fermée en permanence depuis l’annonce du Débarquement. Un officier demande au palefrenier, dans un français parfait, si les étalons de pur sang sont là car un officier général souhaite les voir et sera là dans un quart d’heure. Vice-directeur, Maurice O’Neill arrive à la grille et le maréchal Günther von Kluge se présente en personne et dans un excellent français. Maurice O’Neill confirme que depuis la fin de la monte, les étalons sont quasiment tous à la succursale du Vieux Pin, à un kilomètre. Le fonctionnaire précise, au passage, que le secteur est très dangereux. Qu’à cela ne tienne, le maréchal l’invite à son côté à bord et à l’arrière de la voiture, en ces très belles et chaudes journées d’été, puis le convoi et son escorte se dirigent vers les écuries.
Maurice O’Neill avouera, plus tard, avoir été très inquiet et très tendu lors de ce déplacement – dans un véhicule allemand – qu’il trouvera d’une longueur interminable. Il se remémorait en effet, entre deux réponses aux questions de son hôte, le mitraillage dans la campagne proche, un mois auparavant, de la voiture du maréchal Rommel par l’aviation alliée. Ils arrivèrent au Vieux Pin, au son incessant du canon et de la mitraille provenant des proches collines du Pays d’Auge et notamment du Bourg-Saint-Léonard qui allait être libéré puis repris plusieurs fois durant cette journée. Le maréchal, calme, serein et attentif, se fit présenter la quinzaine d’étalons pur-sang, avançant posément de boxe en boxe, questionnant sur leurs origines et leurs performances, sur leurs lieux d’élevage et leurs éleveurs, sur leur tempérament et la qualité de leur production.
Notre officier des haras savait que les Allemands étaient très friands et connaisseurs en matière de chevaux de pur sang et que, tout au long de ces quatre années d’occupation, ils en avaient subtilisé un certain nombre dans la région, les ayant emportés en Allemagne. Cette visite était-elle un repérage ? Qu’adviendrait-il de ces étalons du haras du Pin dans les jours qui viendraient ? Fallait-il les disperser et les cacher au plus vite dans les haras privés voisins ? Telles étaient les interrogations qui s’entrechoquaient dans la tête de Maurice O’Neil… Après quelque 35 minutes de visite, sans omettre de remercier vivement les palefreniers qui avaient présenté ces chevaux, le convoi quitta le Vieux Pin et remonta au haras, y déposa Maurice O’Neill devant la grille d’honneur puis, après les remerciements et salutations d’usage, il reprit la route en direction de Paris. »
« Le maréchal, calme, serein et attentif, se fit présenter la quinzaine d’étalons pur-sang, avançant posément de boxe en boxe, questionnant sur leurs origines et leurs performances… »
Le jour même, ce vendredi 18 août au soir, la première Armée canadienne prend Trun. Des éléments de reconnaissance de la Division blindée du Général Leclerc arrivent en position au carrefour de la Tête au Loup et tirent, comme des lapins, les Allemands qui, en motos, side-cars et véhicules légers, fuient vers Paris. Tanneguy de Sainte-Marie conclut : « Le samedi 19 août, passant près de Verdun, le maréchal fit arrêter sa voiture pour se recueillir quelques instants sur la terre où il avait été blessé et où nombre de ses camarades prussiens étaient tombés entre 1916 et 1918. Conscient du sort qui l’attendait à Berlin, il trompa la vigilance de ses gardiens qui avaient pour mission de le ramener vivant dans le bunker de Hitler, en avalant une ampoule de cyanure. Il mourut sur-le-champ. La dernière volonté de ce maréchal avait été de se faire présenter, tout simplement, les étalons de pur sang du haras du Pin… »
De Pharis à … Galileo
Deux ans après cette scène surréaliste, en janvier 1946, Maurice O’Neill fait partie d’une commission envoyée en Allemagne pour tenter de récupérer les chevaux volés par les nazis. Il est entre autres accompagné de Lucien Robert, ex-entraîneur de l’écurie Rothschild. En l’espace de quinze jours, ils réussissent à rapatrier en France 114 étalons et juments pur-sang anglais qui stationnaient en Allemagne dans la zone occupée par l’armée américaine (mais pas ceux dans la partie du pays sous contrôle russe).
Parmi les chevaux récupérés en Allemagne, on trouve notamment les galopeurs de propriétaires juifs mais aussi le célèbre étalon de Marcel Boussac Pharis (Pharos). Durant ses années de monte en Allemagne, il a notamment donné Asterblute. Née en 1946, cette dernière sera une pouliche d’exception, réalisant notamment le rarissime coup de trois outre-Rhin : 1.000 Guinées, Oaks et Derby. En raison des circonstances particulières des années de monte de Pharis durant la Guerre, Asterblute et sa lignée n’ont pas été reconnues comme pur-sang anglais hors du pays jusqu’aux années 1970, date à laquelle il fut décidé de tirer un trait sur cette affaire, grâce à la clémence de Marcel Boussac. Ainsi, les descendants d’Asterblute ont été reconnus comme pur-sang anglais à l’international. C’est notamment le cas de Galileo (Sadler’s Wells), Sea the Stars (Cape Cross) et Adlerflug (In the Wings) !
Maurice O’Neill a voyagé partout à travers le monde – même en Union Soviétique – pour le compte de l’Unic et des Haras nationaux. C’est lui qui a déniché en Angleterre le pur-sang Furioso (Précipitation), chef de race du stud-book selle français stationné au haras du Pin et que l’on retrouve aujourd’hui dans les pedigrees d’à peu près tous les chevaux de CSO du monde. Maurice O’Neill a quitté la fonction publique pour diriger le haras de Sai. C’est l’éleveur du bon étalon d’obstacle Djarvis (Djakao). En 1968, lors de la création de l’Agence française de vente du pur-sang, c’est lui qui en fut le premier président-directeur général.
Danielle de La Héronnière : « Ça mitraillait partout, et nous étions au milieu »
La regrettée Danielle de La Héronnière, qui nous a quittés l’année dernière, a été un témoin direct du premier jour de combat au haras d’Ellon. En 2019, dans les colonnes de JDG, elle avait raconté “son” Débarquement au haras d’Ellon (dans la même zone du Bessin, au cÅ“ur des premières heures de combat, le haras d’Étreham sera utilisé pour accueillir des prisonniers de guerre allemands).
« À 5 h du matin, on a entendu beaucoup de bruit. Un bruit de déménagement, un bruit d’affaires que l’on range à la va-vite, de grosse malle que l’on tire dans les escaliers. Puis l’officier allemand a frappé à la porte de mes parents. Il a juste dit : “Débarquement. Parachutistes sur Sainte-Mère-Église.” Nous ne l’avons plus jamais revu. Avec son ordonnance et les soldats, il est parti se replier à Saint-Paul-du-Vernay. C’est là -bas qu’il a été tué quelques jours plus tard. C’était un homme bien élevé, qui s’est bien comporté. Il était arrivé chez nous seulement une semaine avant le Débarquement. C’était la première fois qu’on réquisitionnait une chambre chez nous. Jusque-là , les Allemands n’avaient aucun cantonnement à Ellon, parce qu’il n’y avait pas de bourg où se regrouper.
[…]Â
Nous avons donc su immédiatement que c’était le Débarquement. Quand ma mère l’a appris, elle est montée sur son vélo et est partie à Bayeux prendre des nouvelles de sa mère. C’était fou. Elle aurait pu se faire tuer ! Avec ma famille, nous nous sommes cachés dans un fossé. Ce fossé, nous l’avions creusé nous-mêmes, ma sÅ“ur et moi, sur les conseils du colonel allemand qui leur avait annoncé les affrontements à venir dans la zone. Le Jour J, il y avait les Anglais d’un côté du fossé et les Allemands de l’autre ! Ça mitraillait partout, et nous étions au milieu ! Il n’était pas question de bouger. Ma grand-mère récitait son chapelet. Tout autour de nous, les vaches étaient fauchées par les tirs et on les apercevait, se vidant de leur sang, les boyaux à l’air.
[…]
Mon père, qui était maire de la commune, était allé prendre des informations de part et d’autre. Sur un chemin, il avait croisé des soldats allemands à moto qui lui avaient demandé s’il avait vu des Anglais. Mon père avait répondu non, évidemment. Alors qu’il savait que des parachutistes anglais étaient cachés très près de nous – sans savoir précisément où, d’ailleurs. La personne qui était en charge de la traite des vaches nous avait avertis de la présence des Anglais. Après s’être posés, ils s’étaient mis à couvert. C’est de là qu’ils lui avaient demandé du lait, que cette personne leur avait offert bien volontiers ! Je me souviens que certains de ces parachutistes anglais étaient équipés – cela m’avait marquée – d’un petit vélo pliant comme on n’en avait encore jamais vu en France.
[…]Â
Nous avons fini par quitter notre fossé pour nous rendre chez nos cousins. Pour cela, il fallait traverser l’un de nos champs. Et ce champ était plein d’Anglais, cachés dans les trous individuels qu’ils avaient eux-mêmes creusés dans le sol ! Seule leur tête dépassait… En nous voyant, ils nous ont donné du chocolat et des cigarettes. C’étaient les soldats de la première ligne anglaise. Ils étaient appuyés par des chars, dont l’un a stationné plusieurs heures au bout du chemin, à l’entrée du haras.
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Nous avons été libérés assez rapidement par les Anglais. Ils ont réquisitionné tous les bâtiments de la grande cour du haras. C’était très vivant. Chaque soir, le lieutenant et le sergent venaient dîner à la maison avec mes parents. L’un d’eux jouait du piano, comme ma mère. Nous avons passé d’excellentes soirées. Et pendant des années, nous avons continué à nous écrire, en particulier pour Noël. »