Lope de Vega, la genèse d’un grand
Seul le temps nous dira si nous avons assisté à une grande édition du Qatar Prix du Jockey Club (Gr1). Mais Look de Vega (K) (Lope de Vega), lauréat 2024, est assurément un très bon poulain dont la classe a compensé le manque d’expérience. Désormais, c’est au tour des vaincus de dimanche de gagner leurs Groupes, pour apporter du lustre à cette édition.
En attendant, cette édition a mis en lumière l’éblouissante réussite de son père Lope de Vega (Shamardal). C’est la première fois depuis 1941 qu’un étalon donne les deux premiers d’une édition du Derby français. Il faut se rappeler que durant cette période de guerre, on courrait « entre nous » en France. Et qu’à notre époque de compétition ouverte et internationale, avec un nombre de chevaux à l’entraînement bien supérieur à celui du milieu du siècle dernier, il est infiniment plus difficile de réaliser ce genre de performances généalogiques. C’est très dur et très rare, tout simplement. Pour enfoncer le clou, il faut aussi souligner que dans l’histoire du galop français, très peu de sires ont été capables de donner la même année le gagnant de Chantilly et celle de la Poule d’Essai des Pouliches (Rouhiya). Cela situe bien le niveau de performance de l’étalon de Ballylinch Stud. Nous sommes donc tous un peu bouche bée devant sa réussite. Pour autant, si vous et moi étions en Irlande au mois de février 2011 aurions-nous signé un contrat à 15.000 € pour une saillie de ce débutant au haras ? Qu’avait-il pour lui ? Qu’avait-il contre lui ? Et comment est-il devenu l’objet de toutes les convoitises ?
Par Adrien Cugnasse
ac@jourdegalop.com
Ce qu’il avait pour lui
Entre Paris et Dublin, il y a moins de deux heures de vol. Mais en 2011, les classiques français étaient encore très loin du cÅ“ur des éleveurs étrangers. Et on ne peut pas dire que la Poule d’Essai des Poulains (Gr1), tout comme le Prix du Jockey Club (Gr1) sur 2.100m, faisaient rêver tout ce que l’Irlande compte d’éleveurs en tant que stallion making races. Les choses ont changé depuis (grâce à Le Havre, New Bay, Shamardal et désormais aussi Study of Man) mais à l’époque, tout était à faire. Le grand point fort de Lope de Vega, le jour où il a posé le pied dans la cour d’étalons de Ballylinch Stud, c’était le style de ses victoires… plus que le nom des courses qu’il avait gagnées ! Il faut dire que ses deux succès classiques ont été acquis dans un style éblouissant, en s’élançant de places à la corde statistiquement rédhibitoires. D’ailleurs, quelques mois plus tard, lorsque Guy Thibault demandait à André Fabre de lui faire une sélection des cinq chevaux les plus chers à son cÅ“ur, le maître cantilien citait Zafonic (Gone West), Peintre Célèbre (Nureyev), Pour Moi (Montjeu), Soviet Star (Nureyev) … et Lope de Vega. Cela permet de situer notre animal en termes de niveau de performance.
Doté d’énormément de vitesse, il avait gagné deux fois à 2ans – dont le Prix de Montaigu « en rigolant » – mais sans être black type à cet âge, ayant échoué au pied du podium d’un Prix Jean-Luc Lagardère (Gr1) remporté par Siyouni (Pivotal). Pas très élégant, Lope de Vega a en revanche toujours été un cheval puissant, avec des rayons et de la locomotion. Un vrai athlète en somme. Son autre force, c’était le fait d’être un outcross avec beaucoup de juments. Il est facile de ne pas faire d’inbreeding proche en utilisant cet étalon. C’est vrai aujourd’hui et cela l’était encore plus hier !
Shamardal n’était pas encore Shamardal
En 2011, l’élève et représentant du Gestüt Ammerland a débuté alors que son père, Shamardal (Giant’s Causeway), n’était pas encore devenu le monstre sacré qu’il est aujourd’hui. C’était un bon jeune étalon de Darley parmi d’autres et son prix venait juste de passer à 50.000 € après deux saisons à 20.000 €. Quelques mois auparavant, il venait de donner ses premiers lauréats de Gr1 en Europe avec le 2ans Casamento (Racing Post Trophy, Gr1) et le 3ans Lope de Vega.
La suite de l’histoire, c’est que Shamardal est devenu un étalon d’élite qui a officié avec un tarif private de 2016 à 2020. Actuellement, ses fils Blue Point et Lope de Vega tiennent le haut de l’affiche. Mais encore une fois, en 2011, on était encore très loin d’une telle aura.
Lope de Vega n’avait pas la page la plus impressionnante
C’est François Rohaut qui a entraîné Lady Vettori (Vettori), la future mère de Lope de Vega. Au mois de janvier, il nous a confié : « Son pedigree n’était pas très à la mode, tant du côté maternel que paternel. Lady Vettori est arrivée chez nous dans le but d’être préparée pour les breeze up. Elle était tellement petite qu’il m’a fallu trois jours pour me rendre compte qu’elle était dans son box au cÅ“ur de l’écurie de débourrage. C’était une peste, comme beaucoup de bonnes pouliches. Mais le matin, elle montrait vraiment de la qualité. Gagnante du Prix du Calvados (Gr3) et du Critérium du Bequet (L), elle s’est fait une fêlure le jour où elle a été battue de peu dans le Prix Imprudence (L). C’est vraiment dommage car Olivier Peslier m’avait dit : « Avec les Å“illères, on va avoir une première chance dans les Guinées. » Elle n’a plus recouru. Mais c’est une grande poulinière. » Lady Vettori est ensuite passée en vente et Crispin de Moubray a signé le bon à 500.000 € pour le compte de Dietrich von Boetticher. Rétrospectivement, on applaudit des deux mains. Mais en 2005, la prise de risque était réelle. Cela faisait beaucoup d’argent pour une gagnante de Gr3, qui n’était probablement pas la plus belle de la vente, par Vettori (stationné à 6.500 £ en Angleterre avant de descendre à 4.500 € lors de son arrivée en France) et avec une page intéressante mais pas extraordinaire. Pour en avoir le cÅ“ur net, nous publions dans cet article le détail du pedigree maternel de Lope de Vega en 2012 : c’est sensiblement le même que lors de ses débuts au haras, mais il faut tout de même enlever un black type, Face Surface (Turtle Bowl), qui est apparu après.
Dès le départ, ils se sont bien vendus
Soutenu avec des juments de qualité, Lope de Vega a bien démarré aux ventes, avec une moyenne de 56.043 Gns pour ses premiers yearlings anglo-irlandais. Pas mal pour une saillie à 15.000 € ! Les trois plus chers ayant été acquis par Godolphin, Shadwell et Highclere. L’année suivante, lorsque la vente d’août 2014 a débuté, Lope de Vega avait déjà donné neuf gagnants. Et déjà 15 lors du début du book 1. Logiquement, le marché a réagi. Et la moyenne de ses yearlings a progressé à 86.629 Gns. Après une petite période de flottement en 2015 et 2016, elle n’a quasiment jamais cessé de grimper depuis, pour atteindre 259.150 Gns en 2022, avec des taux de vendus souvent supérieurs à 80 %. Son prix de monte est inchangé depuis quatre années à 125.000 €. Derrière cette réussite, il y a eu un vrai travail de fond.
Le syndicat a fait le job
Trois fées se sont penchées sur le berceau du jeune Lope de Vega lorsqu’il est devenu étalon : SF Bloodstock, le Gestüt Ammerland et Ballylinch Stud. À eux trois, ils sont responsables de neuf des 23 gagnants de sa première génération de 2ans ! Mais ces porteurs de parts sont aussi (et surtout) à l’origine de trois des cinq premiers black types de l’étalon. Deux sont à mettre au crédit de Ballylinch, Belardo (Dewhurst Stakes, Gr1) et Burnt Sugar (Sirenia Stakes, Gr3), un à celui d’Ammerland, avec Baltic Comtesse (2e du Prix des Réservoirs, Gr3). Ces trois grands défenseurs de Lope de Vega ont réussi à soutenir le débutant avec des mères de qualité. D’ailleurs, sur ses cinq premiers 2ans en gras, quatre sont issus de mères black types en piste ou ayant déjà donné un cheval de ce niveau. Le cinquième avait une mère en 43 de valeur et lauréate du Weatherby’s Super Sprint, une auction race pour 2ans qui n’est pas black type, mais qui en a souvent le niveau.
Avec ses premiers 2ans en piste, Lope de Vega, pourtant lui-même pas un vrai précoce, approchait des 10 % de black types par partant avec la victoire de Gr1 de Belardo qui lui offrait une publicité implacable. En 2015, avec ses premiers 3ans et sa deuxième génération de 2ans, il était déjà à 19 % de black types par partant. On ne voit pas tous les ans un tel taux de réussite. Voici ceux qui ont fait aussi bien (ou un peu mieux) depuis Lope de Vega avec leur première génération de 3ans en piste : Frankel (Galileo), No Nay Never (Scat Daddy) et Night of Thunder (Dubawi). Dès lors, la saillie 2016 de Lope de Vega, à 45.000 €, apparaît presque comme bon marché !
Sur le long terme, on ne peut pas tricher et soutenir artificiellement un étalon qui ne produit pas. Mais lorsqu’un jeune sire est soutenu sur plusieurs années comme l’a été Lope de Vega, on lui donne une chance de pouvoir vraiment exprimer son potentiel. Et ce sans connaître de véritable « creux de la vague » comme c’est trop souvent le cas pour ceux qui sont livrés au seul bon vouloir du marché.
Échouer dans l’Arc, réussir au haras
Lope de Vega a terminé sa carrière dans l’Arc très loin des premiers. Ce qui n’était pas vraiment une surprise pour un cheval qui ne tenait pas – sur le papier – la distance. Ce n’est pas le premier – et pas le dernier non plus – futur bon étalon à échouer dans l’Arc. Pour ne citer que ceux actuellement en forme, on peut penser à Zarak (Dubawi), Camelot (Montjeu) ou Study of Man (Deep Impact). Désormais, tous les regards se tournent vers Look de Vega qui a un engagement dans la grande course du mois d’octobre. Mais le représentant de Lucien Urano, Joëlle Mestrallet, Patrick Madar et de Carlos et Yann Lerner a plus de tenue que son père d’un point de vue généalogique. Sa mère, Lucelle (High Chaparral), tenait 2.400m. Certes, la moyenne des victoires des Lope de Vega, comme celle de tous les étalons dont la jumenterie monte en gamme, a tendance à s’allonger. Il est ainsi passé, en l’espace d’une décennie, de 1.600m au « mile rallongé ». Mais on est encore loin des 2.400m ! Cela étant dit, c’est la même chose pour Siyouni (Pivotal), et pourtant Sottsass a gagné l’Arc grâce à la tenue de sa mère…
L’argument qui faisait du Jockey Club sur 2.100m un obstacle pour réussir dans l’Arc est, de manière assez contre-intuitive, battu en brèche par les résultats de ces dernières années. Sur le podium de l’Arc, Ace Impact (Cracksman), Vadeni (Churchill), Sottsass, Persian King (Kingman), Waldgeist (Galileo), Highland Reel (Galileo), New Bay (Dubawi), Intello (Galileo) ou encore Hurricane Run (Montjeu) ont prouvé qu’on pouvait bien faire en juin puis en octobre sur deux distances différentes.
Il faut du temps pour faire un père de père
Le téléphone des copropriétaires de Look de Vega sonne depuis pas mal de temps. La différence, c’est qu’avant le Jockey Club, c’était pour acheter un cheval de course. Désormais, c’est pour un prospect étalon. Les premiers fils de Lope de Vega au haras n’ont pas fait de miracle. Pour l’instant. Cela n’a rien d’infamant. Si on avait émis un avis définitif sur les fils de Pivotal (Polar Falcon) aussi tôt, nous n’aurions pas eu Siyouni. Si on avait jugé Galileo sur ses premiers fils au haras, nous n’aurions pas eu Frankel. Ainsi de suite… les exemples sont nombreux ! L’étude des premiers classiques de l’année en France, en Irlande et en Angleterre est intéressante. Aucun n’a été remporté par la lignée mâle de Sadler’s Wells/Galileo. Trois sont revenus à la lignée de Shamardal (dont les deux de Lope de Vega) et trois pour la descendance de Dubawi. La lignée d’Invincible Spirit et celle de Scat Daddy sont à un succès classique. Il reste à courir les Oaks et le Derby d’Irlande. Mais aussi le Prix de Diane où Lope de Vega est deux fois représenté dans le top 5 de l’ante-post betting… mais en tant que père de mère (Birthe et Gala Real) !