mardi 16 juillet 2024
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Ils ont changé la face de l’obstacle français

Ils ont changé la face de l’obstacle français

Le week-end dernier, autour du Grand Steeple-Chase de Paris (Gr1), Auteuil accueillait trois autres Grs1. Et dans ces quatre épreuves d’élite, chez les partants français, 55 % d’entre eux appartenaient pour tout ou partie à leurs éleveurs. Il y a seulement une décennie, c’était deux fois moins. On assiste donc à un retournement de situation assez historique. Les plus habiles de nos éleveurs-propriétaires sur les obstacles en ont fait une profession. Ils ont donc réussi à résoudre la quadrature du cercle (hippique) : gagner leur vie en faisant courir leurs élèves. Et, quand on y pense, c’est complètement fou car le galop n’est pas conçu pour cela, ne serait-ce que vu les coûts de main-d’œuvre énormes que notre sport implique. Pour envoyer un galopeur aux courses, il faut trois fois plus de personnes que pour un trotteur !

L’équation du sauteur français

Pour parvenir à être (éventuellement) bénéficiaire, l’éleveur-propriétaire de sauteurs peut compter sur les allocations et primes du programme français. Chose importante, elles sont d’un niveau cohérent avec le coût de production des chevaux, ce qui n’est pas le cas en plat. Pour boucler la boucle, nos éleveurs peuvent aussi compter sur la valorisation d’étalons grâce à la force de leur jumenterie (c’est par exemple le cas de la famille Devin). Et, éventuellement, sur du commerce pour faire de la trésorerie quand le besoin s’en fait sentir. Sans la vente de chevaux de course ou de reproducteurs, sur le long terme, ce n’est pas viable. Dans un monde idéal, on pourrait se passer de commerce. Mais la réalité est ce qu’elle est et les quelques exemples de pays où le commerce a dû se mettre en pause sont assez édifiants. Faisons une digression en prenant un exemple venant du plat.

L’Afrique du Sud est un pays d’élevage significatif en termes de taille (5.000 poulinières en 2000) et de résultats (de nombreuses victoires de Gr1 à Meydan, aux États-Unis, en Australie…). Pour des raisons sanitaires, le pays a été isolé du reste du monde pendant plus d’une décennie. Et les éleveurs locaux, qui vivaient grâce aux allocations tout en faisant du commerce sur les « bons », ont vu leur modèle économique disparaître devant leurs yeux. Le résultat ? En l’espace de quelques années, l’Afrique du Sud a perdu la moitié de ses poulinières et de ses éleveurs. Le pays vient tout juste d’obtenir l’autorisation d’exporter directement vers l’international. Mais l’offre est désormais infiniment plus faible que par le passé, ne serait-ce que numériquement parlant : le mal est fait… et le « réservoir » à moitié vide. Fin de la digression, revenons à l’obstacle.

Il est beaucoup plus difficile d’exporter un cheval syndiqué

Nicolas de Lageneste est l’éleveur-propriétaire à la tête du plus important effectif de sauteurs de France (et certainement d’Europe). Il a pour objectif de faire courir autant que possible dans notre pays. Ces dernières années, il représente souvent plus de 300 partants en France, alors que ses élèves ont presque tous disparu des programmes anglais et irlandais. L’homme du haras de Saint-Voir résume la chose ainsi : « La solution la plus simple, surtout quand on manque de moyens, c’est de vendre à l’âge foal pour l’exportation. Nous essayons, de notre côté, d’exploiter nos élèves en France. Mais c’est le marché anglo-irlandais qui nous a justement donné la trésorerie pour développer notre écurie de course. Avant l’arrivée de ces acheteurs étrangers, nous n’avions pas les moyens de faire courir autant. Cette manne financière, venue de l’extérieur, nous permet d’investir et de prendre des risques par ailleurs. C’était impossible avant. »

Si les acheteurs étrangers ont donné aux sauteurs une valeur supérieure à celle de l’espoir de gains, la syndication permet d’essayer de les garder en France. Vendre « un bout », c’est obtenir de la trésorerie, tout en continuant l’aventure. C’est bien connu: acheter un bon cheval n’a rien de facile car il faut convaincre son propriétaire. Mais s’il a quatre copropriétaires, c’est quatre fois plus difficile ! Ainsi, Il Est Français (K) (Karaktar) et Général en Chef (Martaline) auraient pu partir pour de substantielles sommes de l’autre côté de la Manche. En vendant la moitié à Andrew Peake et Richard Kelvin Hughes, Nicolas de Lageneste a réussi à les conserver en France tout en faisant tourner son entreprise. Aujourd’hui, on constate que les personnes sont de plus en plus nombreuses à s’associer pour courir à haut niveau en obstacle. C’est le cas – liste non exhaustive – d’Hubert Mauillon, d’Alain Jathière, des Pilarski, de Frédéric Hinderze… Jacques Détré analyse : « Ces personnes s’appuient sur de bons courtiers, des gens fiables. Ils mettent des sommes substantielles sur la table car acquérir pour partie des chevaux à l’entraînement, c’est évidemment très cher. Mais c’est évidemment l’avenir pour ces propriétaires qui veulent se faire plaisir. Au même stade de mon parcours de propriétaire, j’en achetais dix à l’élevage, mais deux étaient tordus et deux autres mauvais. Heureusement, le « bon » se situant dans le lot compensait le reste. »

Quand les propriétaires deviennent éleveurs

On voit donc des éleveurs devenir propriétaires. Mais aussi des propriétaires devenir éleveurs. Comme Jacques Détré et sa famille qui ont désormais une vingtaine de poulinières : « Mais nous avons beaucoup de pouliches qui iront un jour ou l’autre au haras. Aujourd’hui, si on n’élève pas, il faut un très gros portefeuille afin d’être compétitif sur les obstacles en tant que propriétaire. Je me suis lancé dans l’élevage car il m’était devenu impossible d’acheter suffisamment de bons poulains. » On voit clairement que les principaux propriétaires français, comme la famille Papot, se diversifient vers l’élevage et l’étalonnage. Jacques Détré poursuit : « Les éleveurs-propriétaires maîtrisent la filière du début à la fin. Leur montée en puissance est manifeste. Ils ont souvent des étalons ou des parts. Leur réussite est aussi politique. Car ils ont su dessiner un programme qui permet à la fois de valoriser une partie de leur production et de rentabiliser l’autre partie. On ne peut que les féliciter pour cela. Si vous prenez le cas de Nicolas de Lageneste, il a repris une structure modeste léguée par son père, pour en faire une grande réussite. Il a été innovateur dans beaucoup de domaines, comme en allant faire saillir à l’étranger ou en essayant de produire des étalons par et pour l’obstacle, à l’image de Saint des Saints. Le dernier étage de la fusée, c’est d’avoir compris qu’il pouvait lui-même entraîner les chevaux de qualité intermédiaire. Et en leur mettant moins de pression, avec un bon suivi vétérinaire, il les fait durer avec une très belle réussite en course. Regardez ce qu’il a fait avec Gai Luron (Samum). C’est magnifique, il optimise l’exploitation de son élevage, à cheval entre les entraîneurs professionnels et sa propre structure. Cette année, il va encore une fois être tête de liste. »

La genèse d’un grand étalon

Le cas d’école, en matière de prise de risque, c’est donc Saint des Saints (Cadoudal). Nicolas de Lageneste a fait le choix (très inhabituel à l’époque) d’acheter à Deauville sa future mère, Chamisène (Pharly). Deuxième des Marettes, elle servait de pacemaker aux bonnes pouliches de la casaque Fustok, se classant notamment quatrième de la Poule d’Essai des Pouliches (Gr1). Jusqu’au jour où on l’a laissée courir pour son propre compte… ce qui lui a permis de remporter le Prix de Malleret (Gr2) et le Prix de Sandringham (Gr3). Après avoir donné un black type en plat, elle est devenue très compliquée à gérer sur le plan gynécologique et est donc passée en vente publique. C’est à ce moment que Nicolas de Lageneste entre en jeu : « Chamisène était une petite jument, toisée 1,59m. Et c’est certainement pour cela qu’on trouve beaucoup de petites femelles par Saint des Saints. Chez Chamisène, j’aimais Tanerko, son père de mère et sa souche basse. Son père, Pharly, avait aussi fait quelques chevaux d’obstacle, tout comme son grand-père, Lyphard, malgré le fait qu’il a produit des petits. Saint des Saints n’était pas un beau foal. Il faut dire que Chamisène n’était pas une bonne mère. Mauvaise laitière, elle avait souvent avorté ou perdu des poulains avant d’arriver chez nous. Je l’ai donc achetée pour l’équivalent de 1.500 €, lors d’une liquidation judiciaire. Je l’ai tout de suite envoyée à Cadoudal pour faire un étalon d’obstacle, d’où Saint des Saints. La suite a été moins heureuse. Elle m’a donné un magnifique Octagonal qui est mort à un mois et demi. Elle avait aussi avorté de Lavirco. Avec Kendor, j’ai eu Sacro Saint, mais il était un peu infirme. Et ce fut terminé. Aucune femelle. »

Nicolas de Lageneste avait donc un projet ambitieux. Mais pas forcément les finances en rapport : « À l’époque je n’étais pas vraiment argenté. J’ai donc cédé la moitié du foal à Jacques Détré. C’est grâce à lui que nous avons gardé le cheval entier. Bien soutenus par la confiance de Jacques Détré, nous avons continué l’aventure et il est devenu étalon en France. Si j’avais été son seul propriétaire, je l’aurais vendu bien avant. Et la suite de l’histoire n’aurait pas été la même. » Jacques Détré détaille : « Robert Fougedoire n’a pas voulu de Saints des Saints lorsqu’il était foal. II n’était pas parfait et je l’avais payé cher pour l’époque. Guillaume Macaire, à ce stade, n’était pas franchement enthousiaste. Mais il l’a revu à 2ans… et il était nettement plus convaincu car le poulain était devenu splendide (rires) ! Je me souviens être allé voir Saint des Saints avant ses débuts. Comandante (Apple Tree) lui avait mis 100m dans un galop. Mais Guillaume Macaire m’avait dit que la hiérarchie s’inverserait en course. Et il avait raison. Très froid le matin, Saints des Saints a gagné le Prix Grandak de cinq longueurs. Et Comandante a terminé cinquième. Plus tard, dans le Congress, Saints des Saints survolait la course avec classe avant de chuter. Ce qui ne l’a pas empêché de confirmer par la suite. Trois haras se sont positionnés. Durant l’été, Marc de Chambure l’a acheté pour en faire un étalon. Avec Saint des Saints, il retrouvait une grande souche de sa famille. Le cheval a été acheté sans vraiment être négocié. Rétrospectivement, après un démarrage difficile, on peut dire qu’ils ont fait l’affaire du siècle. Lorsque ses premiers 4ans ont été vus en piste, l’étalon était définitivement lancé. »

Saint des Saints écrit l’histoire

Un des éléments marquants du papier de Gran Diose (Planteur), dernier lauréat du Grand Steeple-Chase de Paris (Gr1), est son origine maternelle. Il offre un premier Gr1 à Saint des Saints en tant que père de « deuxième mère ». On mesure chaque jour un peu plus l’influence de l’étalon du haras d’Étreham. Ses filles ont donné une bonne quinzaine de gagnants de Gr1, dont trois avec des fils de Montjeu : Sel Jem (Masked Marvel), Jonbon (Walk in the Park) et Douvan (Walk in the Park). Ces deux derniers ont donc exactement le même croisement (Walk in the Park sur Saint des Saints) que la mère de Gran Diose.

Déjà deux fils de Saint des Saints ont produit au moins un gagnant de Groupe (Jeu St Éloi et Castle du Berlais). Et le jeune Goliath du Berlais (Saint des Saints) impressionne son monde avec ses premiers 3ans en piste. Ce qui est vraiment fou, c’est que Saint des Saints soit encore actif au haras – quand on connaît la lenteur du cycle d’élevage en obstacle – alors que ses gènes se sont déjà autant diffusés dans la population. Est-ce seulement déjà arrivé dans l’histoire de l’élevage ? En général, ce genre d’impact sur la population de sauteurs intervient alors que l’étalon est mort et enterré depuis dix ans ! Nicolas de Lageneste analyse : « C’est un chef de race en devenir. » Celui-ci fut son associé, Jacques Détré réagit : « C’est absolument énorme. Et pourtant, lorsqu’Étreham nous l’a acheté, j’ai fait partie des seuls à le soutenir. Saint des Saints est même descendu à 2.500 € la saillie. Personne ou presque n’en voulait. Dans sa première génération, j’avais acheté cinq poulains issus de lui. Ils ont tous gagné, dont les lauréats de Groupe Synaptique (Saints des Saints) et Santa Bamba (Saints des Saints), future mère de De Bon Cœur (K) (Vision d’État)… C’est un étalon qui apporte une aptitude au saut indéniable. Ils sont naturellement doués. Saints des Saints a les jarrets très coudés et il transmet cela. Pour le plat, c’est problématique. Mais cela n’a aucune incidence en obstacle. Pendant longtemps, on a aussi reproché à l’étalon le fait que ses femelles soient très différentes des mâles. Les pouliches, parfois réduites et difficiles, ont par contre brillé au haras. Ce week-end, on a vu Née en Bleue (Saint des Saints) aller devant dans le Prix Sagan (Gr3). Tout comme Jour de Gloire (Saint des Saints) dans le Prix d’Arles (L), qu’elle remporte de bout en bout. Au contraire, les mâles sont souvent froids et plutôt commodes. »

Où l’on reparle de Robin des Champs

Né un an avant Saint des Saints, Robin des Champs (Garde Royale) a été le grand gagnant – sur le plan généalogique – de ce week-end à Auteuil. Son fils Cokoriko (Robin des Champs) a brillé de mille feux avec le deuxième du Prix Alain du Breil (Kingland) et deux produits sur le podium du Prix Ferdinand Dufaure (Kolokico et Koriste). Mais Robin des Champs est aussi le père de mère du deuxième du Grand Steeple (Grandeur Nature) et de celui du Ferdinand Dufaure (Kador de Ciergues). Nicolas de Lageneste se souvient : « Guillaume Macaire voulait vraiment en faire un étalon. Et rapidement. Il a donc couru et gagné ses quatre premières courses à 3ans à Auteuil, dont les trois premières avec seulement 15 jours d’écart. Le cheval a eu une tendinite et a terminé sa carrière par une deuxième place dans le Prix Aguado. Il est donc entré chez nous comme étalon. Il faut dire que je m’étais positionné dès sa première victoire. Je l’avais acheté – tout seul – à Robert Fougedoire et Guillaume Macaire en leur laissant des droits de saillie. Son père, Garde Royale, fait référence. Et Robin des Champs était surtout un magnifique cheval. Parfait. Sa mère était par Iron Duke [qui a fait la monte à Saint-Voir, ndlr], un étalon qui produisait beaucoup de gagnants, mais des chevaux tendus, un peu claustrophobes, sans trop de taille. Ce n’était pas forcément un améliorateur. Robin des Champs, lui, était par contre très froid. Après la victoire d’Œil du Maître dans la Grande Course de Haies d’Auteuil (Gr1), je l’ai vendu à Rathbarry Stud. Ses filles ont du modèle et elles produisent bien. » Robin des Champs a laissé une trace beaucoup plus tenace en France qu’en Irlande où il a été réformé en 2018 suite à des problèmes de fertilité. Nicolas de Lageneste conclut : « Ses premiers 3ans n’avaient pas été performants immédiatement, en particulier ceux ayant pris part aux courses de 3ans AQPS à Vichy en plat. L’étalon a été très vite catalogué et ce fut un peu plus difficile ensuite. » En France, comme Saint des Saints, c’est vraiment avec ses premiers 4ans qu’il explose sur le devant de la scène. Entre le 30 avril et le 2 juin, sa première génération a « sorti » quatre gagnants âgés de 4ans à Auteuil et Compiègne. Et les quatre sont devenus des chevaux de Groupe (Flower des Champs, Original, Juntico et Œuvre d’Art).

Quelques nuages noirs

La réussite des éleveurs-propriétaires a fait faire un bond qualitatif à l’élevage français de sauteurs, y compris en matière d’étalonnage. La masse des éleveurs s’inspire de leurs choix avec réussite. Mais quelques sujets d’inquiétude existent. En 2024, les paris hippiques ne sont pas en forme (dans le monde entier). Et si France Galop doit toucher (à la baisse) aux allocations en fin d’année, tout notre écosystème va devoir se serrer la ceinture. À commencer par les éleveurs-propriétaires dont l’équation économique s’en trouverait considérablement fragilisée. Sur un tout autre sujet, Jacques Détré analyse : « France Galop doit rester attentif à ne pas multiplier de manière exagérée les opportunités de noircir les pages de catalogue pour des raisons commerciales. Ce n’est pas le sens du programme. En outre, même si nous n’en sommes pas là, ce système de propriétaires-éleveurs ne doit pas devenir un entre-soi. C’est le risque si on pousse un jour la logique à l’extrême. »

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