Une grande dame nous a quittés
Personnalité d’une grande classe, experte reconnue, Lady O’Reilly – née Chryss Goulandris –- nous a quittés mercredi soir. Une page de l’histoire du galop en France et en Europe se tourne. Elle était âgée de 73 ans.
Par Adrien Cugnasse
ac@jourdegalop.com
Laurent Deniel, actuel directeur du haras de la Louvière, nous a confié jeudi après-midi : « Nous avions tous tellement d’admiration pour elle. Heureusement, elle a pu venir aux ventes comme elle le souhaitait. Cela lui a fait plaisir de revoir tout le monde. De même, ces 15 derniers jours, l’élevage produisait beaucoup de gagnants. Son palmarès en tant qu’éleveur est incroyable. Elle avait de très grandes connaissances et adorait l’élevage comme les courses… J’ai eu la chance de travailler pour elle, malheureusement pas assez longtemps. »  Lady O’Reilly a gagné deux courses le 15 août : avec Mlle Molière (K) (Kingman) et Elounda Queen (Australia), gagnante du Prix de Lieurey (Gr3). D’une manière plus générale, en 2023, son élevage a brillé avec Mr Molière (K) (Kingman), Grey Man (Wootton Bassett), lauréat du Prix François Boutin (Gr3), Fenelon (Fastnet Rock), Perama (Siyouni), Yorokobi (Camelot)… ou encore Witch Hunter (Siyouni), gagnant des Hungerford Stakes (Gr2) à Newbury, le 19 août. Chryss Goulandris n’avait pas d’enfant.
La naissance d’une passion
Issue d’une fille d’armateurs grecs de l’ile d’Andros – en mer Égée –, Chryss Goulandris a grandi à New York où elle a pratiqué l’équitation dès l’âge de 8ans. C’est en rendant visite à une amie d’école qu’elle tombe sur une pile du magazine Bloodhorse. Une passion est née : la jeune Chryss étudie dès lors avec passion les pedigres et les performances. En septembre 2019, Anne Konitz-Hoyeau a publié chez Actes Sud : « Éleveurs, femmes et hommes de cheval ». Et Chryss Goulandris lui a confié : « Je n’ai pas connu mon père, John Peter [Goulandris], qui est décédé alors que j’étais très jeune, mais j’ai appris par la suite qu’il s’était intéressé aux courses en Grèce, qui étaient à cette époque des courses de chevaux arabes […] Deux de ses frères étaient engagés dans l’élevage et les courses. Ma mère pensait que cet univers n’était pas pour les jeunes filles et, mécontente de ma passion naissante, me disait : « Si ton père était là !’ Plusieurs années plus tard, j’ai rencontré en Grèce le plus grand entraîneur de l’époque, alors assez âgé. Il avait connu mon père jeune ainsi que ses deux frères et m’a raconté des histoires sur leur passion des courses que je ne connaissais pas. Cela a été une véritable découverte pour moi, très émouvante. Plus tard, j’ai souvent accompagné l’un de mes oncles aux courses en Grèce avec mon frère Peter [Goulandris] et mes cousins. Nous jouions un peu et c’était comme gagner de l’argent de poche ! Lorsque j’étais adolescente, nous allions de temps en temps à Paris et mon oncle Vasilis [Goulandris] m’emmenait voir ses chevaux à l’entraînement le matin à l’écurie de Richard Carver à Chantilly. Mon oncle George [Goulandris] avait pour sa part une très bonne jument, qui s’appelait Monade, entraînée par Joseph Lieux, qui a gagné les Oaks et le Prix Vermeille, et je suis allée la voir courir plusieurs fois. C’est en me rapprochant de ces oncles et de mon cousin germain Peter-George [Goulandris] qui était un peu plus âgé que moi que j’ai beaucoup appris. L’un d’eux avait une grande écurie de courses en Grèce, l’autre en Angleterre et en Grèce et mon cousin avait un haras en Angleterre [Hesmonds Studs, désormais propriétaire de Nurlan Bizakov, ndlr] où j’allais souvent. Je l’accompagnais aux ventes de Newmarket et de Keeneland et j’ai beaucoup appris des professionnels qui le conseillaient, du manager qui gérait son haras. Cela m’intéressait, je voulais comprendre l’aspect technique de cette activité. »Â
Un premier achat à Keeneland qui a tracé au haras
Le premier achat de Chryss Goulandris remonte à 1977 avec l’acquisition d’une yearling, Tovalop (Northern Dancer), à Keeneland. À ce sujet, elle avait confié à Julian Muscat en 2008, dans un article publié par Owner & Breeder : « La moyenne de l’étalon était d’environ 350.000 $, mais j’ai eu la pouliche pour 125.000 $ parce qu’elle avait une grosse cicatrice (superficielle). Son pedigree était un peu faible, elle n’était pas très grande, mais c’est son père qui m’avait attiré. » Coup d’essai, coup de maître. Tovalop a tracé au haras, et dans sa descendance on trouve Top Toss (Linamix), gagnant des Prix d’Aumale et de Psyché (Grs3), Lesstalk in Paris (K) (Cape Cross), deuxième du Boussac et des Coronation Stakes (Grs1), Dastarhon (Dansili), deuxième de la Poule d’Essai des Poulains (Gr1), Tossup (Gone West), gagnante des 1.000 Guineas Trial Stakes (L) à Leopardstown ou encore Grey Man du Prix François Boutin (Gr3). Depuis cette date, Lady O’Reilly a développé un élevage de très haut niveau, en Europe et aux États-Unis, sous plusieurs appellations, comme le haras de la Louvière, l’écurie Skymarc Farm, Castlemartin Stud et Petra Bloostock Agency. C’est Constantin Goulandris, son oncle, qui a acheté une de ses juments fondatrices, Lighted Glory (Nijinsky), alors qu’elle était foal. Cette élève de Clairbone Farm s’est classée deuxième du Prix Saint-Alary (Gr1). Elle est à l’origine de Lights Out (Prix Jean de Chaudenay, Gr2), L’Amour de ma Vie (Balanchine Stakes, Gr2), Light the Light (Prix de Pomone, Gr2), Lawman (Prix du Jockey Club & Prix Jean Prat, Grs1), Latice (Prix de Diane, Gr1), Al Wathna (Prix de Malleret, Gr2), Little Journey (3e des American Oaks (Gr1), The Black Princess (Lancashire Oaks, Gr2), Satri (2e du Prix Maurice de Gheest, Gr1)…
1978 et 1991, deux dates clés
Achetant une ou deux pouliches tous les ans, Chryss Goulandris s’est rapidement retrouvée à la tête d’un petit élevage. Mais tout a changé en 1978 avec le décés de Constantin Goulandris. Elle prend sa suite à la tête du haras de la Louvière en Normandie et commence par vendre les trotteurs de son oncle. En 1991, Chryss Goulandris s’est mariée avec l’Irlandais Sir Anthony Joseph Francis O’Reilly – dit Tony O’Reilly – et dès lors, elle fut aussi connue en tant que Lady O’Reilly. Sur le modèle de la Louvière, elle créé Castlemartin Stud en Irlande. Dans l’interview accordée à Owner & Breeder, elle détaille : « Plus que l’élevage, Tony aime les courses. Ce qu’il apprécie vraiment, c’est un cheval qui donne tout en piste, quel que soit son niveau. Sa carrière de rugbyman transparaît ! Peu importe qu’il s’agisse d’un Gr1 ou d’une course à réclamer, il adore voir les chevaux fournir leur effort. » En 1993, Chryss Goulandris a été nommée au Conseil d’administration de l’Irish National Stud, et début juin 1998, elle en a été nommée présidente. À ce titre, elle a reçu feu Sa Majesté la reine d’Angleterre pour visiter l’Irish National Stud.
L’influence de Pollet et Boutin
Durant sa carrière d’éleveur, Chryss Goulandris a beaucoup cotoyé Francois Boutin et Étienne Pollet, deux grands entraîneurs qui l’ont grandement influencé. Au sujet d’Étienne Pollet, elle nous a confié un peu plus tôt cette année : « Je l’avais vu assez souvent au haras, il avait toujours une jument ou deux. Étienne Pollet était très sévère en ce qui concerne la conformation des chevaux. C’était un grand entraîneur de 2ans, certainement le premier en France à avoir eu des chevaux américains. Bizarrement, il ne s’intéressait pas du tout aux foals. Mais, dès qu’on commençait à les préparer pour les ventes ou les courses, à ce moment-là , cela l’intéressait beaucoup. Étienne Pollet adorait les courses de 2ans et il aimait les voir débuter, que ce soit les siens ou ceux des autres. Je crois qu’il a été le premier à entraîner les 2ans précoces en France […] Si un cheval n’avait pas de problème physique, Étienne Pollet disait aussi que, s’il ne montrait rien à 2ans, même le matin, il était assez improbable qu’il devienne un très bon. » Concernant Francois Boutin, elle expliquait à Owner & Breeder : « J’ai vraiment beaucoup appris de François. C’était un vrai homme de cheval […] Et bien sûr, il en savait énormément sur les chevaux en tant qu’athlètes. C’est pour ces raisons que François était un formidable acheteur de yearlings. Il doit y en avoir d’autres comme lui, mais d’après mon expérience personnelle, le seul autre entraîneur avec le même profil est Kevin Prendergast […] Quand j’ai débuté, François et moi étions toujours aux mêmes ventes. Il m’achetait généralement un poulain et parfois une jument chaque année. C’était la seule personne en qui j’avais assez confiance pour acheter un cheval sans le voir. Je lui disais : « Si tu vois quelque chose pour moi, achète-le. » […] François était comme le fils d’Étienne Pollet. Peu de temps après sa retraite, Etienne a rencontré mon oncle Constantin. Ils ont développé une société d’admiration mutuelle et à la mort de mon oncle, Étienne a continué à vivre au haras. »
La passion de l’élevage
Toujours dans « Éleveurs, femmes et hommes de cheval », Chryss Goulandris confiait : « J’ai un nombre raisonnable et gérable de juments dont je garde, un peu à l’ancienne, des membres de la famille en essayant d’être sélective. En parallèle, j’intègre quelques associations pour acheter des poulinières dans un but purement commercial et dont tous les produits seront vendus. C’est le cas par exemple avec Henri Bozo et Patricia Boutin avec qui nous nous disons que nous allons faire quelque chose de très précis et que le but est de vendre sans se poser de questions. Mon tempérament me pousse à collectionner alors que je sais qu’il ne faut jamais collectionner quelque chose qui mange tous les jours ! Cet équilibre entre deux modèles est le juste milieu qui me convient. » En 2017, Marc Violette, alors directeur du haras de la Louvière, nous avait confié : « L’écurie Skymarc Farm, Petra Bloodstock, le haras du Mézeray, le haras des Monceaux et le haras de Meautry partagent la même ambition : élever des athlètes de niveau Groupe et non pas des chevaux de ventes, bien que les mâles soient vendus. Les croisements choisis et la façon d’élever sont des critères importants pour un objectif commun, qui est de produire des classiques. Petra Bloodstock a élevé de nombreux gagnants de Groupe, y compris au niveau classique, en Irlande, en Grande-Bretagne et en France. Une partie des juments de l’écurie Skymarc Farm est basée au haras de la Louvière. D’autres sont stationnés dans les haras prestigieux de leurs associés, ainsi qu’à Holly Hill Stud en Irlande. » Plus récemment, Chryss Goulandris s’est associée sur des poulinières avec sa cousine Marina Marinopoulos (haras du Lieu Marmion).
Compétitrice dans l’âme
Lorsque Dubai Mile (Roaring Lion) a remporté le Critérium de Saint-Cloud (Gr1) son éleveur Chryss Goulandris nous a dit : « Il faut vivre avec son temps et faire ce qui est nécessaire pour être compétitif. Avec l’amour des chevaux, c’est le sens de l’élevage et des courses. Le niveau a nettement augmenté compte tenu du fait que beaucoup plus de concurrents étrangers viennent courir en France. Par le passé, on courait plus entre français. Gagner un Gr1, et même un Groupe, c’est bien plus difficile qu’auparavant. Les éleveurs français ont fait des progrès. Ils n’hésitent pas à faire voyager leur jument pour aller à l’étalon qui lui convient le mieux… où qu’il soit stationné. » Selon notre pointage, Chryss Goulandris a élevé ou co-élevé pas moins de 25 gagnants de Gr1, un palmarès absolument exceptionnel avec de véritables champions comme Priolo (Sovereign Dancer) ou Helissio (Fairy King). Son élève Highest Honor (Kenmare) a fait la monte de 1988 à 2008 en France. Petit à petit, sans avoir eu accès à une jumenterie de premier plan, il a progressé au sein du classement des étalons français. Il fut même deux fois tête de liste en France, en 1995 et en 2000 (devant Sadler’s Wells). On lui doit une soixantaine de Stakes winners. Le sire du Quesnay, dont le harem n’a dépassé les 60 juments qu’à huit reprises en vingt et une saisons de monte, est aussi le géniteur de Verglas (2e des Irish 2.000 Guineas), certainement son meilleur fils au haras, étant lui-même père de trois lauréats de Gr1.
Toute l’équipe de Jour de Galop adresse ses plus sincères condoléances à la famille, aux proches et aux employés de Chryss Goulandris.
LES GAGNANTS DE GR1 EN PLAT ÉLEVÉS OU CO-ÉLEVÉS PAR LADY O’REILLY
Cheval | Principales victoires |
Bluemamba | Poule d’Essai des Pouliches |
Brilliance | Prix Saint-Alary |
Chicquita | Irish Oaks |
Chinese White | Pretty Polly Stakes |
Contributer | Ranvet Stakes & Liverpool City Council Chipping Norton Stakes |
Dubai Mile | Critérium de Saint-Cloud |
Ectot | Critérium International |
Equiano | King’s Stand Stakes (x2) |
Helissio | Prix de l’Arc de Triomphe, Grand Prix de Saint-Cloud (x2), Prix Ganay & Prix Lupin |
Highest Honor | Prix d’Ispahan |
Joshua Tree | Canadian International (x2) |
Lacovia | Prix de Diane & Prix Saint Alary |
Latice | Prix de Diane |
Lawman | Prix du Jockey Club & Prix Jean Prat |
Le Glorieux | Grosser Preis von Berlin & Washington DC International |
Le Triton | Prix Jean Prat |
Lightening Pearl | Cheveley Park Studs |
Lucratif | Premi Parioli |
Magic Wand | Mackinnon Stakes |
Mekhtaal | Prix d’Ispahan |
Mirio | Grand Prix de Saint-Cloud |
Most Improved | St James’s Palace Stakes |
Nahoodh | Falmouth Stakes |
Priolo | Prix Jacques Le Marois, Prix du Moulin de Longchamp & Prix Jean Prat |
Shaka | Critérium de Saint-Cloud |
Silver Frost | Poule d’Essai des Poulains |