Comment Kelly Thomas a élevé un gagnant de Morny avec une poulinière à 800 £
L’histoire d’un très bon cheval, c’est une succession d’événements et de choix. Certains sont heureux, d’autres le sont moins. Nous sommes allés à la rencontre de Kelly Thomas, l’éleveur du gagnant du « Morny » Vandeek et de Roderic Kavanagh, le pinhooker qui l’a vendu aux breeze up. Et ils nous ont expliqué leur stratégie.
Par Adrien Cugnasse
ac@jourdegalop.com
Tout commence à la vente d’août 1994 où Baldemosa (Lead on Time), élevée par Monique Rohaut-Leger, s’est vendue 480.000 francs à Maktoum Al Maktoum (alors qu’elle était présentée par le haras du Lieu Marmion). À ce tarif, elle faisait partie des 50 yearlings les plus chers de la vacation de Deauville. Sur sa page de catalogue, la victoire de sa sÅ“ur Balbonella (Gay Mécène) dans le Prix Robert Papin (Gr1 à l’époque) apparaissait déjà . Baldemosa n’a couru qu’une seule fois, sous l’entraînement de Carlos Laffon Parias, remportant son maiden à 3ans sur le mile d’Évry. Son premier produit, Caustic Wit (Cadeaux Généreux) fut un bon cheval, pris en 99 de rating (44 de valeur française) et gagnant de 15 courses sur le sprint outre-Manche. Ce ne fut logiquement pas suffisant pour les conserver. En décembre 2005, Baldemosa fut inscrite à la vente d’élevage de Tattersalls, sans aucun black type parmi ses quatre produits. La poulinière était âgée de 12ans. C’est alors que Kelly Thomas, éleveur quasi novice, l’achète pour 12.000 Gns pleine de Diktat (Warning), un étalon de Darley en perte de vitesse sur le plan commercial. La Galloise se souvient : « Quand on a un petit budget, il faut faire des concessions. Nous voulions une jument avec du papier. Nous avons fait une croix sur l’âge de la poulinière. Le Diktat s’est vendu 21.000 Gns foal, cela nous a aidés à continuer. Bon an, mal an, malgré les difficultés, nous avons réussi à rester en selle. »
De la chance avec les jeunes étalons
« Comme beaucoup d’éleveurs avec un petit budget, nous allons à des étalons qui sont jeunes et encore accessibles. C’est ainsi que nous avons élevé le premier gagnant de stakes de Zoffany (Dansili), avec Argentero. Nous avons utilisé Shamardal (Giant’s Causeway) en troisième saison alors qu’il était descendu à 25.000 £. De même, nous sommes allés à Exceed and Excel (Danehill) lors de sa deuxième saison européenne – alors qu’il avait été baissé à 7.500 £ – pour Baldemosa. Le produit, c’était Mosa Mine (Exceed and Excel), future mère de Vandeek. Elle a été vendue 9.000 £ en tant que yearling. » Quelques années plus tard, Exceed and Excel est monté jusqu’à 50.000 € en Europe suite aux premières victoires de Gr1 de sa production. Avec le recul, on se rend compte qu’Exceed and Excel est un père de mère intéressant. On lui doit les génitrices d’Anthony van Dyck (Derby, Gr1), Laws of Indices (Prix Jean Prat, Gr1), Magic Attitude (Belmont Oaks, Gr1) et Ten Sovereigns (Middle Park Stakes & July Cup, Grs1). Mais Mosa Mine elle-même n’a pas brillé en course et Kelly Thomas confie : « Après avoir couru huit fois sans gagner, nous l’avons récupérée pour seulement 800 £ lors d’une vente de chevaux à l’entraînement. Nous avons essayé de la remettre en course, mais après trois sorties, elle est partie au haras. »
Pourquoi elle a persévéré avec Mosa Mine
Lorsque Vandeek est passé en vente, les quatre partants de sa mère étaient gagnants, dont un prix en 94 de rating. Mais aucun black type sur deux générations, ce qui est en théorie rédhibitoire pour un éleveur commercial. Kelly Thomas analyse : « Ma grande bataille, c’était de dire aux acteurs des ventes qu’il fallait regarder les ratings des produits des deux premières mères. Même en l’absence de caractère gras, il y avait de la qualité et de la vitesse dans les deux premières générations. Parfois, certains propriétaires préfèrent courir pour les allocations dans les gros handicaps que dans les épreuves black types. Nous n’avons jamais perdu espoir car la famille n’a cessé de donner des gagnants. Il suffisait de faire une rapide recherche pour s’en rendre compte. »
Le croisement de Vandeek
« Pour s’en sortir commercialement, nous allons à des étalons de première production. Mais Vandeek a été conçu pendant la Covid. Et depuis le Brexit, nous avons souhaité rester en Grande-Bretagne le plus possible. Pour sa deuxième saison de monte, Havana Grey était descendu à 6.500 £. Ed Harper a tout fait pour cet étalon, il a tout misé dessus en envoyant ses meilleures juments et en aidant les éleveurs à l’utiliser. Havana Grey était un très bon 2ans – deuxième du « Morny » – et c’était vraiment un très beau jeune étalon. C’était un risque de l’utiliser à ce stade, en deuxième saison, mais nous l’avons pris… et ç’a fonctionné. Aujourd’hui, on mesure à quel point c’est un étalon exceptionnel. Bien sûr, il n’a pas le plus grand pedigree. Mais ce n’est pas le seul dans ce cas. Parfois, il faut un peu naviguer à l’instinct. »
La dure vie des petits éleveurs en Grande-Bretagne
« Quand on part de zéro, c’est tellement dur de tenir la distance, de se faire un nom, de faire survivre l’entreprise… J’ai toujours essayé de me tenir à ma ligne de conduite et de ne présenter que mes propres chevaux sous le nom de Maywood Stud. Même quand on m’a dit que je faisais n’importe quoi. Je ne suis pas du sérail. Mais j’ai toujours aimé les chevaux et j’ai obtenu un master en science équine de l’université du pays de Galles. Durant mes stages, j’ai eu l’opportunité de travailler dans des haras. Et c’est un des anciens patrons de stage qui m’a aidé à me lancer en me cédant pour peu cher une jument, lors de son départ en retraite. C’était il y a tout juste 20 ans. Elle nous avait coûté 5.000 £ et était à trois semaines du poulinage. Nous avons vendu son foal par Compton Place (Indian Ridge) pour 13.000 Gns. Ce fut mon premier élève. Au départ, je connaissais mal la partie entraînement et course. J’ai appris sur le tas. En Grande-Bretagne, il n’y a pas de primes à l’éleveur : pour tenir, il faut bien vendre. Et je me suis souvent retrouvée en larmes dans ma cuisine en me demandant comment nous allions nous en sortir. Sans le soutien de mes trois enfants et de ma famille, cela n’aurait pas été possible. Nous n’avons que cinq juments et aucun employé. Je fais des poulinages et des préparations aux ventes pour que la boutique tourne : tout est fait en famille, sans employé. Ce qui m’a fait tenir, c’est aussi de me dire : il suffit d’un bon cheval, d’un seul bon, pour s’en sortir. L’espoir fait vivre. Celui de sortir un gagnant de Gr1 s’est concrétisé. Mais pour l’instant, en 20 années de travail, nous n’avons pas encore réalisé une belle vente. Espérons que ce sera avec le frère de Vandeek par Starsplangedbanner (Choisir). » Pour l’instant, Kelly Thomas a refusé toutes les offres pour Mosa Mine.
Le pinhooking de l’année
En novembre 2021, chez Tattersalls, Vandeek a été vendu foal 52.000 Gns à Childwickbury Stud. Inscrit lors du book 2 de Tattersalls, il a été « scratché » de la vente. Lors de la vente de décembre 2022, Childwickbury Stud l’a revendu 42.000 Gns à Glending Stables (soit Roderick Kavanagh). Un pinhooking raté, donc. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, Roderick Kavanagh l’a revendu 625.000 Gns à la Craven breeze up. Le bon étant signé par Stroud Coleman Bloodstock. Dans son podcast matinal, Nick Luck a expliqué : « Stuart Williams, l’entraîneur de Newmarket, était l’invité de mon émission du dimanche matin sur RacingTV. Et il m’avait confié que Vandeek avait breezé lors de la « Craven » avec une telle marge qu’il aurait battu tous les 189 chevaux du catalogue de quatre longueurs ! J’ai donc joué Vandeek, juste pour le fun, sur la foi de ses dires… » Le pinhooker Roderic Kavanagh analyse : « Je travaille avec mon associé Cormac O’Flynn et mon père, Peter Kavanagh. Lorsque nous avons acheté Vandeek, Havana Grey était provisoirement en tête de liste des first crop sires et il a confirmé en fin d’année cette première place. L’étalon faisait vraiment sensation. Et le yearling passait en décembre à Tattersalls. Physiquement, il n’était pas parfait, mais c’était un grand poulain, très beau, avec une super locomotion. C’était un yearling capable de mobiliser l’ensemble de son corps lorsqu’il marchait. » Au-delà du nombre de gagnants impressionnant, Havana Grey avait aussi un taux de black types par partant vraiment impressionnant, surtout pour un étalon ayant sailli des « petites juments » : 14,94 ! Ces dernières années, la grande majorité des first crop sires ayant dépassé les 10 % de black types par partant ont ensuite confirmé qu’ils n’étaient pas des feux de paille.
Roderic Kavanagh détaille son achat
Roderic Kavanagh poursuit : « ​​​​​​ J’ai consulté un bon vétérinaire et il était convaincu que ses genoux ne poseraient pas de problème. Ce qui est incroyable, c’est que les premiers pinhookers par lesquels il est passé ont perdu de l’argent car ils l’ont acheté 52.000 Gns avant de le revendre 42.000 Gns. Pour les breeze up, on cherche à acheter un athlète. Le jour des galops de la Craven breeze up, il a signé le meilleur temps de la vente. Beaucoup de monde le voulait. « Toucher » un si bon cheval aussi rapidement dans ma carrière, c’est incroyable. Comme beaucoup de bons chevaux, lorsqu’il est allé à la piste, il n’était pas facile. Rapidement, il n’a plus posé aucun problème. C’est vraiment un poulain qui voulait faire plaisir à son cavalier. » Au sujet du pedigree de Vandeek, le pinhooker explique : « Vandeek lui-même n’a pas la plus grande page de catalogue. Mais outre son père, il est issu d’une fille d’Exceed and Excel qui est un très bon père de mère. Faute de black type, il y avait tout de même de bons chevaux de course, avec de la vitesse et de bons ratings sous les deux premières mères. Cela nous a donné de l’espoir lorsque nous l’avons pinhooké. Et au final, c’est vraiment un individu que nous avons acheté : un grand poulain, puissant mais un peu immature. D’ailleurs, je pense qu’il n’est pas forcément un « pur » 2ans. C’est certainement un cheval en devenir. Avec le recul, on se dira certainement que ce Morny était une grande course de 2ans. Vandeek a progressé de manière spectaculaire depuis Goodwood. Lors de la breeze up, le terrain était souple. Et c’était aussi le cas à Deauville. Mais je pense qu’il n’est pas forcément terrain dépendant. »