Manfred Ostermann, les confidences d’un grand éleveur allemand
Les étalons qu’il a élevés ont sailli plus de 1.500 juments en France. Il a gagné plus de 200 épreuves black types sur trois continents et, dimanche dernier, India lui a offert un dixième Groupe français. Manfred Ostermann est un grand de l’élevage européen. Il nous a dévoilé les secrets du Gestüt Ittlingen.
Par Adrien Cugnasse
ac@jourdegalop.com
Vous connaissez forcément sa casaque – toque rouge, bande rouge sur fond blanc – car elle brille souvent en France. Autour de vous, il y a fort probablement un éleveur qui a utilisé un des étalons issus de son élevage. Et pour cause, ils sont nombreux à avoir fait (ou à faire) la monte dans notre pays : Lando (Acatenango), Axxos (Monsun), Laccario (Scalo), Scalo (Lando), Lauro (Monsun), Lavello (Zarak), le sous-utilisé Pomellato (Big Shuffle)… liste non exhaustive !
L’Allemagne où on ne l’attend pas
Jeudi, à Chantilly, Manfred Ostermann avait un partant dans le Prix Servanne (L). Et Danelo (Exceed and Excel) s’est classé cinquième, non loin du podium. Vous allez me dire, un allemand sur le sprint, c’est bizarre ? Bien au contraire ! Il n’y a pas si longtemps, Pomellato survolait le Critérium de Maisons-Laffitte (Gr2) sous la même casaque, laissant Equiano (Acclamation) à quatre longueurs… Et puis, il faut dire que, pour les « Ostermann », tout a commencé avec un cheval de vitesse. En 1964, Freddy Ostermann – le père de Manfred – est un industriel du meuble qui se lance au galop. Trois ans plus tard, il touche Pentathlon (Ennis). Avec Freddy Head, ce sprinter entraîné en Allemagne fit sensation en mettant fin à la série de victoires de l’Aga Khan Zeddaan (Grey Sovereign). Manfred Ostermann était alors très jeune mais il se souvient parfaitement de ce coup d’éclat paternel : « Tout le champ de courses pensait que Zeddaan et Yves Saint Martin étaient imbattables. Mais Freddy Head et Pentathlon ont été les plus forts ce jour-là  ! » Au haras, Pentathlon est devenu un bon étalon en Allemagne, comme un certain nombre de chevaux « vites » (Areion, Big Shuffle, Tamerlane, Dschingis Khan…) : « Je vise les classiques mais, même pour les épreuves de tenue, il faut apporter de la vitesse de temps en temps. Il y a quelques années, Exceed and Excel (Danehill) m’avait beaucoup impressionné physiquement. Je l’ai croisé avec une gagnante du Prix Allez France (Gr3), Daksha (Authorized)… et j’ai obtenu sans le vouloir un gagnant de Groupe sur sprint, Danelo ! D’une manière plus générale, le programme européen, voire international, est en grande partie destiné aux chevaux de 2.000m et plus. Les plus grosses allocations ne sont pas des courses de vitesse. En tant qu’éleveur-propriétaire, cela n’a pas de sens de vouloir produire des chevaux « vites ». De même, le marché des chevaux à l’entraînement est colossal pour les sujets de tenue. C’est une chance pour l’Allemagne. »
Les plus grosses allocations ne sont pas des courses de vitesse. En tant qu’éleveur-propriétaire, cela n’a pas de sens de vouloir produire des chevaux « vites ».
India, un programme ambitieux et international
Préservée à 2ans, India (Adlerflug) s’est classée 10e du Preis der Diana (Gr1). Son entourage a alors décidé de la mettre dans du coton et sa victoire dans le Prix Allez France (Gr3) n’est une étape vers les Grs1 : « Nous sommes vraiment ravis de la progression d’India. Mais ce n’est pas un hasard si elle réussit aussi bien en France car j’ai acheté sa mère chez Arqana (rires !). Avant son achat, cette jument avait déjà donné un très bon cheval, Ivory Land (Lando), alors pensionnaire d’Alain de Royer Dupré. J’ai d’ailleurs été client de cet entraîneur. J’adore Chantilly, c’est un centre d’entraînement merveilleux. Comme leurs collègues installés en Allemagne, les Français ne « poussent » pas trop leurs 2ans dans leurs retranchements et c’est la raison pour laquelle ils réussissent avec le sang allemand. » La majorité des bons produits de Monsun (Königsstuhl) ont d’ailleurs été entraînés en France ou en Allemagne… Ceux formés à 2ans en Irlande ou en Angleterre n’ont que trop rarement réussi. Mais on pourrait également dire la même chose pour les Kendor (Kenmare) et les Linamix (Mendez) ! « India n’est pas une précoce et, après le Preis der Diana, elle est revenue au haras durant une longue période. Nous avons aussi tenté un « truc » avec elle, en la changeant de lieu d’entraînement, passant de Hanovre à Cologne. Vous connaissez la suite : en onze mois, elle a gagné six courses black types. Elle montre beaucoup de qualité. Le Prix Allez France (Gr3) est une étape vers le Prix Corrida (Gr2) et ensuite les Pretty Polly Stakes (Gr1). C’est un grand test. Nous gardons aussi la possibilité d’aller vers le Prix Romanet (Gr1) à Deauville. Je pense qu’elle a le niveau d’un podium de Gr1 face aux femelles de son âge. »
India montre beaucoup de qualité. Le Prix Allez France (Gr3) est une étape vers le Prix Corrida (Gr2) et ensuite les Pretty Polly Stakes (Gr1).
LA course qui lui manque
« La grande course allemande qui nous manque… c’est le Preis der Diana ! Nous sommes montés régulièrement sur le podium. Avoir remporté quatre Derbys et échouer dans le Preis der Diana… c’est une situation cocasse. J’aimerais vraiment gagner un Diane, que ce soit en France ou en Allemagne ! » Le 1er mai, la 3ans Daytona Sea (Sea the Moon) a décroché une TDN Rising Star lors de ses débuts victorieux à Hanovre. C’est assurément le principal espoir classique de son éleveur et propriétaire : « Sa mère, Daytona Bay (Motivator), était une bonne gagnante de Groupe. Mais tendue, voire difficile. Sea the Moon (Sea the Stars) a apporté de la sérénité et Daytona Sea est certainement une très bonne pouliche en devenir sur 2.000 ou 2.400m. Nous avons deux options : une Listed au mois juin à Düsseldorf ou le Prix de Thiberville (L) à Longchamp. » Daytona Sea, qui n’a donc couru qu’une seule fois, fait partie des favorites du betting pour le Preis der Diana (Gr1).
Sa souche miraculeuse
« Au milieu des années 1970, Licata (Dschingis Khan) a gagné les 1.000 Guinées allemandes (Gr3) sous les couleurs de Friedrich Bähre, lequel était dans le commerce des meubles comme nous ! La pouliche ​​​a été exportée en Angleterre et elle s’est ensuite retrouvée dans le catalogue de Tattersalls. J’ai sauté sur l’occasion. C’est devenu une pierre angulaire du Gestüt Ittlingen. » En 2023, 11 des 32 juments du haras sont ses descendantes. En l’espace de 25 années, cette souche a offert à  Manfred Ostermann quatre gagnants du Derby allemand (Gr1) : Lando (1993), Laroche (1994), Lucky Speed (2013) et Laccario (2019). Lando est certainement le meilleur cheval de course élevé au Gestüt Ittlingen. Il présentait un inbreeding (4×4) sur Lis (Masetto), mère du grand étalon Literat (omniprésent dans les pedigrees allemands) et deuxième mère de Licata : « C’était totalement voulu ! D’ailleurs Laccario a trois fois Lis dans son pedigree. Il est inbred (3×3) sur Laura (Sharpman), une petite-fille de Licata. Dans le stud-book, il y a beaucoup d’exemples à travers le monde de très bons chevaux avec un inbreeding sur une très grande jument. »
Lando, un cheval à part
Combien de propriétaires européens ont un trophée de la Japan Cup (Gr1) dans leur salon ? Probablement moins de cinq. Et combien d’éleveurs actifs en 2023 ont décroché ce même sacre par le biais de l’un de leurs élèves ? Vraisemblablement un seul : Manfred Ostermann ! : « En 1995, la Japan Cup était déjà d’un très bon niveau. Aujourd’hui, c’est encore plus difficile de gagner là -bas. À force d’investissements colossaux, les Japonais sont devenus presque imbattables à domicile. En bon fils d’Acatenango (Surumu), Lando préférait le bon terrain. Gagnant de sept Grs1 en Europe, il avait terminé quatrième de l’Arc de Lammtarra (Nijinsky) sur une piste trop souple pour lui. » Au Japon, Lando a notamment devancé le français Hernando (Niniski). Avant la gloire internationale, il avait remporté une édition mythique du Derby allemand (Gr1), la première ouverte aux chevaux étrangers. Mais Manfred Ostermann ne l’a pas vécu in situ. Superstitieux, il a vu Lando gagner à la télévision. Et quand son frère, Laroche, a gagné le classique, il était de l’autre côté de la rue… mais pas dans l’hippodrome ! « Dans le Derby, Lando dominait Monsun (Königsstuhl) pour la première fois. Et il a battu encore deux fois son compagnon d’entraînement chez Heinz Jentzsch. C’était une super génération de 3ans en Allemagne. ​​Le troisième du Derby, Sternköenig (Kalaglow) était aussi un très bon cheval et il a bien produit. Par contre, une fois au haras, c’est nettement Monsun qui a pris le dessus sur Lando ! Monsun était un grand étalon et il a donné énormément de très bons chevaux. Lando en a produit plusieurs, mais pas dans des proportions comparables. Avec le recul, les deux ont eu une influence positive sur l’élevage allemand. » Lando a fait la monte en Allemagne, mais aussi au haras d’Étreham, où « la mayonnaise n’a pas pris ». La grande majorité de ses meilleurs descendants ont été élevés par des Allemands (Epalo, Gonbarda, Intendant, Prince Flori…) et notamment au Gestüt Ittlingen (Paolini, Donaldson, Scalo…). C’est aussi le père de mère du bon étalon de Darley Farhh (Pivotal), lequel a peu mais bien produit…
Son amour des vieilles souches françaises
« Pendant une relativement longue période, en Allemagne, nous avions de très bons étalons proposés à des tarifs très raisonnables, comme Surumu, Acatenango, Königsstuhl… Cela a incité les éleveurs allemands à acheter de bonnes juments à l’extérieur pour aller à ces sires de qualité et pour apporter du sang neuf à ces vieilles origines allemandes. » Si l’on y regarde de plus près, certaines grandes souches allemandes viennent de France comme la « I » et la « G » du Gestüt Schlenderhan, qui trouvent leurs racines dans les élevages Dupré et Wertheimer. « L’Allemagne, ce n’est que 600 ou 700 foals par an. Soit bien peu de choses par rapport aux autres pays d’élevage européens. Je crois pouvoir dire que les éleveurs allemands ont une production d’un très bon niveau selon les standards internationaux. » Une des forces de l’élevage allemand réside dans le fait que les grands éleveurs-propriétaires de ce pays n’ont jamais cessé d’investir dans de bonnes juments sur le marché international : « J’essaye de trouver des poulinières avec des chevaux de Gr1 dans les trois premières générations de leur pedigree. En décembre dernier à Deauville, j’ai acheté Débutante (Gold Away) à l’écurie des Monceaux. Elle est black type et c’est bien sûr la sÅ“ur de la championne Danedream (Lomitas), que j’ai bien connue à l’entraînement chez Peter Schiergen. Mais je l’ai aussi et surtout achetés parce qu’elle est issue d’une des meilleures souches françaises. Une très belle famille Rothschild, avec beaucoup de classe et de tenue. J’aime beaucoup les vieilles souches françaises. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que j’ai acheté Sky Dancing (Exit to Nowhere), issue d’une belle origine développée par l’élevage Wertheimer et Robert Forget. Elle a très bien produit chez nous, en donnant par exemple Scalo (Lando), lauréat du Preis von Europa (Gr1) et du Prix Guillaume d’Ornano (Gr2). »
J’aime beaucoup les vieilles souches françaises.
Soutenir les étalons allemands
En 2023, 10 juments du haras vont à la saillie en Allemagne (à celles de Best Solution, Counterattack, Neatico, Japan et Torquator Tasso) : « Nous manquons d’étalons confirmés, il faut que nous fassions émerger un nouvel Adlerflug (In the Wings). J’essaye donc de soutenir les jeunes étalons allemands avec des performances, du pedigree et une bonne conformation. Quand je vais à l’étranger, c’est pour des reproducteurs connus sur descendance. Comme Kendargent (Kendor), un étalon sous-estimé, avec de bonnes statistiques. C’est un père de mères exceptionnel et je suis surpris que les éleveurs ne soient pas plus attentifs à ces données. J’ai acheté une de ses filles, née en France, la gagnante de Listed Eleni (Kendargent). Cette lignée mâle, celle de Kendor et de Sternkönig, donne de remarquables pères de mères. Cela nous ramène au début de notre conversation… car ce sont tous des descendants de Zeddaan, le cheval que notre Pentathlon avait battu à Longchamp dans les années 1960 ! »
L’élevage dans le sang
En 1975, Fredy Ostermann est mort en nageant lors de vacances à Fuerteventura. Âgé de 21 ans, son fils Manfred se retrouve à la tête l’entreprise familiale, qu’il va faire prospérer. Mais aussi de l’écurie, qu’il a réussi à relancer et même à développer après une traversée du désert dans les années 1980. Dans ce nouveau départ, un homme a été décisif, Ferdinand Leisten : « Il fut un de nos conseillers. J’étais très jeune à cette époque. C’était aussi le conseiller de la comtesse Batthyany. Ferdinand Leisten faisait tous ses croisements. Une fois par mois, nous faisions le point sur l’effectif et sur les croisements du Gestüt Ittlingen. Son travail est la base de ce qu’est devenue la réussite de notre haras. Vous savez, l’élevage et les courses comptent beaucoup pour moi. Je ne travaille dans l’entreprise familiale que trois ou quatre jours par semaine : c’est mon fils qui a repris le flambeau. J’ai donc désormais beaucoup plus de temps pour faire mes croisements, aller à l’entraînement, réfléchir au programme de chacun… Avec le recul, à condition d’en avoir les moyens, je pense qu’il est plus facile d’acheter un bon cheval que de l’élever. Pour l’élevage, il faut beaucoup de temps. Mais bien sûr rien n’est facile et les bons chevaux sont toujours plus chers sur le marché international. Peu passent entre les mailles du filet. La pérennité de l’élevage allemand passe par une dimension plus internationale et toujours plus de résultats à l’échelle globale… »
Avec le recul, à condition d’en avoir les moyens, je pense qu’il est plus facile d’acheter un bon cheval que de l’élever.
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